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Plus d’un mois après le début de l’insurrection dans l’est de la Libye, et cinq jours après le début des bombardements par les avions de la coalition, aucun des deux camps n’a réussi à prendre le dessus. Les forces kadhafistes ont été repoussées de la ville de Benghazi, mais les insurgés, majoritairement des civils, jeunes, dont le nombre n’a jamais pu être établi avec exactitude, peinent à reconquérir le territoire qu’ils avaient arraché il y a quelques semaines.
Mercredi 23 mars, ils étaient encore enlisés sur une ligne de front dessinée par les tirs de mortier des troupes kadhafistes, à savoir à une dizaine de kilomètres de la grande ville d’Ajdabiya. Plus à l’ouest, à Misrata, l’aviation occidentale est venue au secours de combattants insurgés, incapables de faire face aux tanks de Kadhafi. Les opposants étaient dans l’incapacité d’avancer, autant par le manque criant de munitions, d’armes lourdes et de véhicules que par l’absence de communication et d’organisation militaire. (Voir la carte des combats en Libye)
La carte des combats en Libye.DR
Sur des images rapportées par des correspondants étrangers, on voit de jeunes hommes habillés en soldats monter dans une voiture, puis revenir quelques minutes plus tard après avoir essuyé des tirs d’artillerie. « Depuis qu’il y a la zone d’exclusion aérienne, ils utilisent d’autres armes, des tanks, des missiles, des rockets », explique l’un d’eux, dépité.
Des témoignages similaires sont rapportés depuis que l’offensive rebelle a été violemment repoussée par l’armée libyenne à Ras Lanouf. A Benghazi, fief des insurgés sauvé in extremis par l’aviation française au cours du week-end, la population alterne quotidiennement entre l’espoir et le dépit. « La plupart des combattants rebelles partent au front sans avoir reçu aucun entraînement préalable, explique l’envoyé spécial du Monde sur place, Rémy Ourdan. Ils sont des milliers, pour la plupart armés de fusils, mais aussi parfois de couteaux, ou même sans arme, attendant éventuellement la mort d’un compagnon pour récupérer son kalachnikov et poursuivre le combat à sa place ».
« UNE STRUCTURE LOGISTIQUE NE S’IMPROVISE PAS »
Pour Alexandre Vautravers, professeur de relations internationales et spécialiste de doctrine militaire à l’université Webster, à Genève, la désorganisation et l’incapacité à avancer des troupes rebelles rappellent à ceux qui auraient pu l’oublier que « les forces ne sont pas égales de part et d’autre » dans ce conflit, malgré l’entrée en lice de l’aviation de la coalition occidentale. « L’organisation d’une structure logistique ne s’improvise pas, surtout dans une guerre dans le désert, qui nécessite un peu plus que quelques personnes montant sur une camionnette pour traverser une route et conquérir une ville », constate-t-il. En face, l’armée de Mouammar Kadhafi, disposant de près de deux mille tanks, épaulée par des mercenaires, va s’aguerrir au fil des combats.
Quant aux défections de soldats qui auraient rejoint le camp adverse, elles seraient loin d’être suffisantes pour fournir un encadrement nécessaire, estime M. Vautravers. »On sait qu’au moins cinquante pour cent des forces armées libyennes sont toujours loyales au régime. La question est de savoir ce qui s’est passé avec les autres cinquante pour cent. Certains ont pu rejoindre la rébellion, mais d’autres se sont certainement volatilisés dans la nature. » A cela il faut ajouter « la forte suspicion » qui règne dans les rangs des insurgés vis-à-vis des anciens soldats, rapporte Rémy Ourdan. « Ces derniers soutiennent très peu les combattants sur le front. Je les ai même entendus mentir sur la situation militaire aux chefs politiques de la rébellion, explique-t-il. De là à dire qu’ils sont des espions de Kadhafi, c’est une accusation impossible à porter. »
Confrontée à un terrain hostile et à un manque de moyens flagrant, l’insurrection dans l’Est ne doit sa survie qu’à l’intervention des avions français, et rien ne permet de dire si elle sera en mesure de monter une contre-offensive. « Pour une véritable offensive, il faut une organisation logistique très importante, ce que la rébellion n’a pas. Ce qu’ils peuvent faire de mieux, c’est se barricader sur place et vendre chèrement leur peau. Ce qu’ils ont fait jusqu’ici », constate Alexandre Vautravers.
DIPLOMATIE SCHIZOPHRÉNIQUE
Un porte-parole de la rébellion interrogé par l’AFP reconnaît volontiers que les cinq derniers jours ont été « difficiles » avant d’ajouter : « Il ne faut pas que les bombardements s’arrêtent. La coalition et la France doivent nous soutenir davantage les prochains jours et nous nous chargerons du reste », promet-il. Or, selon les termes de la résolution 1973 de l’ONU qui autorise l’usage de la force en Libye, la coalition a d’abord pour mission de défendre la population civile, d’instaurer un cessez-le-feu, mais en aucun cas de soutenir explicitement la rébellion ou de viser directement Mouammar Kadhafi.
Pour ajouter un peu plus à la confusion dans les rangs des rebelles, les membres de la coalition multiplient les déclarations contradictoires sur la manière de mener les opérations militaires, mais aussi sur leur but. Le souhait de Barack Obama et de David Cameron de voir le départ de Kadhafi n’est pas partagé par les responsables militaires américains et britanniques. La France, elle, demande clairement un changement de régime.
UNE AIDE INDIRECTE AUX INSURGÉS
Une stratégie confuse qui découle « d’interprétations différentes » de la résolution 1973, note Alexandre Vautravers, qui pense cependant que les insurgés bénéficient déjà de l’aide indirecte de la coalition. « Ils sont aidés d’une façon déterminante par les coalisés, notamment indirectement par toute une série de filières [d’armes] passant par l’Egypte », explique le chercheur. Et même si la plupart des missions aériennes sont des « missions de supériorité » destinées à contrôler le ciel libyen, d’autres sont des opérations de type « appui aérien rapproché », dont l’objectif est d’appuyer des unités terrestres, en l’occurrence des groupes de rebelles, et de « desserrer l’étau autour des centres urbains dans lesquels sont retranchés les rebelles ».
Le Canard enchaîné rapporte également que les services secrets français « ont discrètement livré à Benghazi des canons, des batteries antiaériennes et quelques instructeurs ». Seule certitude jusqu’ici, les rebelles ne veulent pas d’une intervention terrestre. Une option qui n’est de toute façon pas prévue par la résolution de l’ONU et qu’aucun pays n’a évoquée jusqu’ici.
La question est maintenant de savoir combien de temps cette situation peut durer. Washington, Londres et Paris ont répété à plusieurs reprises qu’ils souhaitaient une intervention militaire rapide. « Il n’est pas question de s’enliser, ce sera une opération de courte durée », a assuré le chef de la diplomatie française, Alain Juppé. Mais force est de constater que l’enlisement est bel et bien là. Les opérations aériennes sont venues à bout de l’aviation de Tripoli et ciblent régulièrement tanks et autres objectifs prioritaires. Mais les lignes de front, elles, n’ont bougé que de quelques kilomètres.
Pour Alexandre Vautravers, un règlement rapide de ce conflit en l’état actuel des choses est extrêmement improbable. « La communauté internationale va geler la situation en Libye », prédit-il, estimant que la coalition pourrait être amenée à prendre des mesures encore plus strictes, comme la mise en place de zones démilitarisées, d’exclusion terrestre, voire d’un protectorat international, mais sans aller jusqu’à une partition du pays. Un statu quo qui rappelle ce que l’Irak a vécu entre 1991 et 2003. Entre temps, les coalisés sont « condamnés à faire des ronds dans le ciel », comme le reconnaît une source militaire anonyme citée par l’AFP. Et les combattants rebelles à espérer un soulèvement massif dans les villes qui leur permettrait d’avancer.
Luc Vinogradoff