Musaad al Nahdi (à gauche) et Khalid Ba Tais (droite) accusés d’avoir orchestré plusieurs attaques contre des étrangers résidants au Yémen, assistent au procès d’une cellule terroriste affiliée à al-Qaida, le 11 mai 2009. Crédits photo : AP
Washington refuse de renvoyer à Sanaa les prisonniers yéménites de Guantanamo, de peur qu’ils rallient les djihadistes qui multiplient les attentats.
Et si le sort de la prison de Guantanamo, que Barack Obama a promis de fermer d’ici à janvier, se jouait à des milliers de kilomètres de là, dans les sables du désert du Yémen. Plus d’un tiers de ses captifs – 96 exactement sur 240 – sont originaires de ce pays du Golfe, le plus pauvre et l’un des plus instables des États arabes. Les Yéménites forment le plus important contingent de détenus sur la base américaine de l’île de Cuba. Mais Washington refuse de renvoyer chez eux ces «combattants ennemis», au risque de créer une crise de confiance avec l’un de ses alliés dans la lutte antiterroriste.
L’Administration américaine redoute que, sitôt libérés, les Yéménites rejoignent la mouvance locale d’al-Qaida, qui a fusionné en janvier avec la branche saoudienne du réseau terroriste, faisant craindre du même coup à Riyad l’émergence d’«un nouvel Afghanistan» à sa frontière sud. Depuis, deux attentats suicides ont tué quatre touristes sud-coréens. Et en avril, la visite de Nicolas Sarkozy a dû être reportée, en raison d’incidents sécuritaires répétés sur le site d’exportation de gaz par Total que le président de la République devait inaugurer dans le golfe d’Aden. L’an dernier déjà, deux Belges ont été tués en visitant un site touristique dans l’Hadramaout, et l’ambassade américaine à Sanaa était la cible d’un attentat suicide causant 17 morts, yéménites.
«Le Yémen est devenu un refuge pour djihadistes», met en garde le général David Petraeus, le plus haut gradé américain au Moyen-Orient. Deux des Saoudiens les plus recherchés ont été arrêtés en mars près de Taez, au sud de Sanaa. Mais la plupart de la centaine d’autres traqués par Riyad sont toujours repliés au-delà des 1 300 km de la frontière poreuse entre les deux pays. Début avril, la découverte d’une grotte – avec armes, cordes et caméras pour ligoter et filmer des otages – est venue confirmer les craintes de Dennis C. Blair, le directeur du renseignement américain : la patrie ancestrale d’Oussama Ben Laden sert non seulement de «base pour des opérations d’al-Qaida à l’intérieur et à l’extérieur du pays », mais contribue «aussi à l’entraînement de terroristes et à faciliter leurs déplacements ».
«Il devient une source d’informations»
«La menace est sérieuse», reconnaît Abdel Karim Eriani, le conseiller politique du président Ali Abdallah Saleh. «Al-Qaida dispose d’argent pour recruter, souligne-t-il dans son salon encombré de livres, et Ben Laden ne s’est jamais caché pour dire que le Yémen constituait un terrain idéal pour son organisation.» Un État faible, des tribus puissantes, enclines à abriter des activistes au nom de la légendaire hospitalité clanique, et des montagnes pour cacher les cellules terroristes : les similitudes avec l’Afghanistan sont frappantes.
Pendant longtemps, le président Ali Abdallah Saleh a joué la carte islamiste pour consolider son fragile pouvoir. Après avoir envoyé des milliers de djihadistes combattre les Russes à Kaboul dans les années 1980, Sanaa les a enrôlés, à leur retour, dans l’armée pour mater la rébellion séparatiste du Sud. Plus récemment, le pouvoir utilisa encore ces supplétifs contre les insurgés zaïdites (chiites) dans le nord.
La menace islamiste a été provisoirement neutralisée par un programme de réhabilitation des terroristes, auquel participèrent plus de 400 sympathisants d’al-Qaida, emprisonnés sous pression américaine, après les attentats du 11 septembre 2001. Mais «ce programme a surtout permis aux autorités de sceller un accord tacite avec les djihadistes aux termes duquel ces derniers s’engageaient à ne pas commettre d’attentats au Yémen, mais ailleurs, le pouvoir fermait les yeux», déplore l’analyste politique Mourad Zafer. Quelques-uns sont allés en Irak combattre les forces américaines. «“Vous nous avez trompés”, nous disent aujourd’hui les Américains, qui n’ont plus confiance dans les Yéménites pour accueillir les prisonniers de Guantanamo et les réhabiliter», constate, amer, Eriani.
Furieux, les Américains le furent déjà quand Sanaa libéra fin 2007 Jamal Badawi, l’un des cerveaux de l’attentat contre le torpilleur USS Cole, qui tua 17 marines, en octobre 2000 au large d’Aden. Mais en matière de reconversion d’activistes, le Yémen voit les choses différemment. «Badawi est en résidence surveillée, il rencontre sa famille, il est coopératif», affirme un ministre qui tient à rester anonyme. «N’est-ce pas mieux de le neutraliser ainsi ? Il devient une source d’informations. Les Américains ne sont pas très contents, mais ce n’est pas notre problème», assure-t-il.
Pour manger avec le diable, mieux vaut se munir d’une longue cuillère. Depuis l’attentat contre un bâtiment des forces de sécurité, en août 2008, les autorités mesurent les limites de la coopération des djihadistes. «En visant désormais le régime, les terroristes ont franchi un nouveau palier», relève un diplomate occidental.
«Al-Qaida cherche à harceler le pouvoir en multipliant ses opérations, pas forcément spectaculaires, afin de maintenir un état de peur à travers le pays, déjà confronté à la reprise de la rébellion au sud et à une révolte au nord pas complètement éteinte », affirme le journaliste Abdulilah Shaya, le seul à avoir pu rencontrer, en début d’année, Nasser Abdel-Karim al-Wahaishi, le chef clandestin d’al-Qaida dans la péninsule arabique. Ce dernier lui a énoncé les cibles de l’organisation terroriste : « Les étrangers, leurs intérêts (ambassades ou installations pétrolières, NDLR) et les responsables yéménites de la sécurité.»
Les militants ne sont peut-être que quelques centaines dans le pays, mais leur présence est suffisamment inquiétante pour que le président Saleh ait demandé en février aux tribus du «triangle du mal» de livrer les extrémistes qu’elles abritent dans ces trois provinces limitrophes de l’Arabie saoudite. Message bien reçu. De récentes arrestations auraient été rendues possibles grâce aux informations que les tribus ont fournies aux forces de sécurité. «Nos services ont récupéré de nombreux ordinateurs, poursuit le vice-ministre des Affaires étrangères, Mulhi al-Dhabi. Nous avons pu remonter des filières et démasquer des sympathisants. Nous menons une bataille, mais elle n’est pas encore gagnée.»
D’autant moins que la dernière génération d’activistes ne veut plus entendre parler de «deal» avec le pouvoir. Influencés par la guerre en Irak, ces jeunes désœuvrés sont en opposition totale avec le gouvernement, et considèrent les anciens djihadistes comme des traîtres, ayant coopéré avec les autorités. Leur leader, al-Wahaishi, est un ancien collaborateur de Ben Laden. Avec 22 autres militants, il s’est évadé en 2006 d’une prison de Sanaa, grâce à d’évidentes complicités parmi le personnel de sécurité du pénitencier.
«Personne ne veut les employer»
Nul doute que pour ces radicaux, les futurs libérés de Guantanamo constituent une cible de choix à recruter. Après sept ans d’emprisonnement sans qu’aucune charge n’ait été reconnue contre eux, la rancœur, aggravée par les mauvais traitements, est profonde. Pourtant, Safiah, la mère de l’un d’entre eux, le jure en levant les bras : «Salman ne retournera pas avec les moudjahidins, on le gardera enfermé à la maison, s’il le faut», s’écrie la vieille dame recouverte de la longue abbaya noire traditionnelle. Comme la plupart des autres détenus yéménites de Guantanamo, Salman, capturé en 2001 au Pakistan, s’oppose à un transfert dans le centre saoudien de réhabilitation des terroristes, le compromis qui semble se dessiner entre Sanaa et Washington.
En décembre, après une longue détention, l’ancien chauffeur d’Oussama Ben Laden est rentré au Yémen. Depuis, Salim Hamdane est au chômage. Comme les treize autres Yéménites revenus au pays, ces deux dernières années. «Personne ne veut les employer», regrette l’ONG locale Hood, qui milite pour leur réhabilitation dans la société. Dans son dernier rapport, l’organisation américaine Human Rights Watch dénonce, de son côté, les tortures dont la plupart ont été victimes, durant leur passage en prison à leur retour au Yémen. Aucun d’entre eux n’a pourtant «repiqué» au terrorisme. Mais un journaliste, qui a réussi à contourner l’interdiction officielle de les rencontrer, met en garde : «Les anciens de Guantanamo sont étroitement surveillés. Certains se sont mariés. Leurs familles se sont portées garantes de leurs agissements. Mais à moyen terme, ceux qui n’auront toujours pas retrouvé du travail succomberont de nouveau aux sirènes d’al-Qaida.»
http://www.lefigaro.fr/international/2009/06/01/01003-20090601ARTFIG00226-le-yemen-nouvelle-base-arriere-d-al-qaida-.php