Le sablier constitutionnel crachera ses derniers grains dans quelques heures, et le vide approche à grands pas. C’est ce soir à minuit que le mandat présidentiel d’Émile Lahoud expire. Le pays va vivre une semaine de vide constitutionnel. Échec de la tentative française, cinquième report des élections vendredi prochain, tutelle irano-syrienne… Pourquoi ça bloque ?
De report en report, l’élection présidentielle est accaparée par la politique du bord du gouffre. Ce soir, le Liban se prépare à au moins une semaine de vide constitutionnel, puisque les présidentielles sont reportées à vendredi prochain.
Pas plus tard que ce matin, se profilaient trois possibilités, qui pourront être remises sur la table vendredi prochain en cas de sixième report.
– Emile Lahoud peut former un gouvernement provisoire et nommer à sa tête le chef des Armées, le général Michel Sleiman. Ce que la majorité refuse, jugeant illégitime ce gouvernement.
– Selon la Constitution, c’est le Premier ministre Faoud Siniora qui doit exercer l’intérim.
– Autre solution proposée hier soir par le général maronite Aoun : il pourrait y avoir, pendant une phase transitoire, « une vacance du pouvoir organisée » entre majorité et opposition, ce qui permettrait d’éviter la formation d’un gouvernement parallèle.
Bernard Kouchner a reconnu hier soir avoir » beaucoup espéré « , mais qu’il » n’était pas possible » que les différentes parties s’entendent sur la désignation d’un candidat maronite pour succéder au président Émile Lahoud. Il a promis de continuer à soutenir le Liban pour sortir de la crise politique ; il veut y croire. » Nous sommes sûrs que nous y arriverons, que les Libanais y arriveront. » Mais il s’avoue sceptique sur l’évolution sécuritaire. » Je crains que le blocage politique n’engendre une dégradation de la sécurité au Liban. De réels dangers existent. »
Le politologue libanais Khattar Abou Diab expose son interprétation de l’échec français. Il rappelle d’abord que c’est le duo Chirac-Bush qui a permis au Liban de reprendre sa liberté et sa relative indépendance en 2005, après le retrait des troupes syriennes. Mais il souligne qu’avec l’arrivée de Sarkozy à l’Élysée, la politique qui avait prévalu au Liban a été perturbée. » Il n’a pas la même politique que son prédécesseur. Il a privilégié l’ouverture avec la Syrie et a fait un blocage radical avec l’Iran. Et quand il n’y a pas de continuité dans la politique étrangère, on a des surprises. Sarkozy n’aurait pas dû rompre aussi radicalement avec Téhéran. Le dossier nucléaire aurait dû attendre pour que la politique française soit efficace. « . Pour lui, le duo franco-américain doit fonctionner à nouveau » comme avant » : les bonnes relations entre Sarkozy et son homologue Bush le font espérer.
Et si l’impasse politique n’était pas seulement un problème libanais ? Si l’impasse politique ne résultait pas du seul fait de l’impossibilité à tisser des alliances interconfessionnelles ? K. Abou Diab reconnaît qu’il y a de toute évidence une dimension libanaise dans la crise politique. Mais pas seulement. La source du blocage est un » un problème régional « .
Écoutons-le : » Le Liban est la victime par excellence de son environnement géopolitique. Il est le théâtre d’une épreuve de force entre l’Iran et les États-Unis. Alors que ce sont eux qui ont voulu recomposer le Moyen-Orient, c’est l’Iran qui a pris la relève et assure cette recomposition régionale. C’est l’axe conduit par l’Iran, composé de la Syrie et du Hezbollah, qui bloque les élections du Liban. Les Libanais doivent choisir un président selon le souhait irano-syrien. Pour Téhéran et Damas, Aoun est le paravent idéal, qu’ils utilisent. »
Certes, le blocage politique résulte de la division entre majorité et opposition. Mais pas seulement. Les cassures au sein du camp chrétien contribuent à le pérenniser. Depuis que le général Michel Aoun (chef du Courant patriotique libre) a raflé 70 % de l’électorat chrétien aux législatives de mai 2005, puis conclu une alliance avec le Hezbollah en février 2006, le camp chrétien s’est désintégré. Et les adversaires du général Aoun assimilent désormais les » aounistes » aux » pro-syriens « . Or s’il est un homme qui s’est élevé contre la présence syrienne au Liban, jusqu’à la combattre par le feu en 1988, c’est bien le général Aoun.
Aujourd’hui, fort de sa légitimité électorale, il estime qu’il est le candidat le mieux placé à la succession d’Émile Lahoud. Et ses partisans présentent l’entente avec le Hezbollah comme positive : Michel Aoun est, pour eux, le seul homme politique capable de convaincre le parti chiite de baisser les armes et de dissoudre sa milice.
K. Abou Diab estime que les Américains » ne sont pas enthousiastes » à l’idée de nommer un nouveau président. » J’ai un soupçon légitime que les Américains n’ont pas aidé. L’ambassadeur américain à Beyrouth a annoncé mercredi, devant une douzaine de personnalités, que s’il y avait un échec de la médiation internationale, ce serait un échec » forcé « . Les Américains, pour faciliter Annapolis, n’ont pas exercé les pressions nécessaires pour que la Syrie laisse les élections se dérouler. »
Si un président n’est pas nommé demain, le pays est menacé d’éclatement et de divisions. Pour A. Sfeir, les tensions » confessionnelles » sont même la première source d’inquiétude des Libanais eux-mêmes. Il va plus loin et parle de » repli communautaire « . » C’est ce qui est en train de se produire au Liban et c’est la menace la plus grave pour le pays. Ce repli s’explique car on a sacrifié la citoyenneté nationale en faveur d’une citoyenneté communautaire. L’un des défis majeurs du prochain président sera d’ailleurs de rendre cette nation – qui existe – à l’État qui, lui, n’existe pas. La partition du Liban est aussi d’autant plus réelle que le Hezbollah devient de plus en plus un État dans l’État et peut profiter du vide constitutionnel. »
Beyrouth vit dans l’ombre de Damas, et jamais la communauté internationale n’a tant fait pression sur la Syrie pour que cesse son ingérence dans la politique libanaise.
L’Europe a multiplié les contacts avec Damas, mettant fin de facto à l’ostracisme du régime baasiste, avant même d’avoir une preuve de bonne volonté de la part de Damas. Du côté français, alors que Jean-David Levitte, bras droit du président, affirmait que Paris ne perdrait rien en entrant en contact avec Damas, Nicolas Sarkozy n’a ménagé aucun recours auprès du régime baasiste, enchaînant coups de fil et envoi d’émissaires. Le Premier ministre italien, Romano Prodi, s’est entretenu par téléphone avec Bachar el-Assad. Le président russe a également contacté les hautes sphères syriennes. Et Condoleezza Rice a bien voulu subtilement promettre une relance des relations avec la Syrie, si et seulement si Damas se décidait à mettre un terme à ses immixtions au Liban.
Mais à toujours considérer le Liban comme son prolongement naturel et stratégique vers la Méditerranée, et parce qu’elle craint l’avènement à Beyrouth d’un régime pro-occidental (et donc pro israélien selon sa grille de lecture), la Syrie fait obstacle, et a tout intérêt à saboter ces élections.
Des élections que le Liban veut » libanaises « . Comme l’explique Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient : » On a un peuple libanais qui essaie de récupérer une nation souveraine. Mais la Syrie, bien qu’elle ait perdu de sa suprématie, a conservé toute sa puissance de nuisance. »
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