Chine, Russie, Etats-Unis, IA… A 100 ans, l’ancien secrétaire d’Etat américain et célèbre expert en géopolitique livre ses conseils à The Economist*, dont L’Express publie la traduction.
A Pékin, on a conclu que l’Amérique ferait n’importe quoi pour maintenir la Chine à terre. A Washington, on est convaincu que la Chine complote pour supplanter les Etats-Unis en tant que première puissance mondiale. Pour bénéficier d’une analyse réfléchie de cette opposition grandissante – et d’un plan afin d’éviter qu’elle ne débouche sur une guerre entre superpuissances –, il faut se rendre au 33e étage d’un immeuble Art déco du centre de Manhattan : le bureau de Henry Kissinger.
Le 27 mai, Henry Kissinger a fêté ses 100 ans. Aucune personne vivante n’a autant d’expérience des affaires internationales que lui, d’abord en tant qu’universitaire spécialiste de la diplomatie du XIXe siècle, puis, dans les années 1970, en tant que conseiller à la sécurité nationale et secrétaire d’Etat des Etats-Unis [NDLR : sous les administrations Nixon et Ford] et, depuis quarante-six ans, en tant que consultant et émissaire auprès de monarques, de présidents et de dirigeants du monde entier. Henry Kissinger est inquiet : « Chaque partie est convaincue que l’autre représente un danger stratégique. Nous sommes sur la voie d’une confrontation entre grandes puissances. »
Nous avons pu nous entretenir avec Henry Kissinger pendant plus de huit heures sur la manière d’éviter que le conflit entre la Chine et l’Amérique ne dégénère en guerre. Aujourd’hui, l’homme est voûté et marche difficilement, mais son esprit reste acéré. Alors qu’il réfléchit à ses deux prochains livres, l’un sur l’intelligence artificielle (IA), l’autre sur la nature des alliances, il préfère se tourner vers l’avenir plutôt que de ressasser le passé.
Kissinger met en garde contre une mauvaise interprétation des ambitions des Chinois : « Ils veulent être puissants, mais ne cherchent pas à dominer le monde au sens hitlérien du terme. Ce n’est pas ainsi qu’ils considèrent l’ordre mondial. »
L’ancien secrétaire d’Etat s’inquiète de l’intensification de la concurrence entre la Chine et l’Amérique pour la prééminence technologique et économique. Alors que la Russie tombe dans l’orbite de la Chine et que la guerre menace le flanc oriental de l’Europe, il craint que l’IA ne soit sur le point de renforcer la rivalité sino-américaine. Dans le monde entier, l’équilibre des pouvoirs et les technologies pour mener la guerre évoluent si rapidement et de tant de façons que les pays ne disposent d’aucun principe fixe sur lequel ils pourraient établir l’ordre. S’ils n’en trouvent pas, ils risquent de recourir à la force. « Nous nous trouvons dans la situation classique d’avant la Première Guerre mondiale, prévient-il, où aucune des parties ne dispose d’une grande marge de concession politique et où toute perturbation de l’équilibre peut avoir des conséquences catastrophiques. »
Henry Kissinger est perçu par beaucoup comme un belliciste du fait de son rôle dans la guerre du Vietnam. Mais il considère la prévention des conflits entre superpuissances comme la grande ambition de sa vie. Témoin direct du carnage perpétré par l’Allemagne nazie, qui a assassiné 13 de ses proches parents lors de la Shoah [NDLR : il est né en 1923, en Bavière, dans une famille juive], il a acquis la conviction que le seul moyen d’éviter un conflit désastreux est de mener une diplo matie réaliste, de sang-froid, mais idéalement renforcée par des valeurs partagées. « Voilà le problème qui doit être résolu, explique-t-il. Et je crois que j’ai passé ma vie à essayer de le résoudre. » Selon lui, le sort de l’humanité dépend de la capacité de l’Amérique et de la Chine à s’entendre. Il pense que les progrès rapides de l’IA, en particulier, ne leur laissent que de cinq à dix ans pour trouver une solution.
Henry Kissinger a un premier conseil à donner aux dirigeants en herbe : « Identifiez où vous êtes. Impitoyablement. » Dans cet esprit, le point de départ pour éviter la guerre est d’analyser l’agitation croissante de la Chine. Bien qu’ayant la réputation d’être conciliant avec le régime de Pékin, Kissinger reconnaît que de nombreux penseurs chinois estiment que l’Amérique est sur une pente déclinante et que, « par conséquent, à la suite d’une évolution historique, ils finiront par [la]supplanter ».
Selon lui, les dirigeants chinois reprochent aux décideurs occidentaux de parler d’un ordre mondial fondé sur des règles universelles, alors qu’en réalité ce sont les règles et l’ordre de l’Amérique. Les dirigeants chinois se sentent insultés par ce qu’ils considèrent comme un marché condescendant proposé par l’Occident, qui consiste à accorder des privilèges à la Chine si celle-ci se comporte bien (alors que, très certainement, les dirigeants chinois estiment que ces privilèges doivent leur revenir de droit, en tant que puissance montante). Certains en Chine pensent que l’Amérique ne les traitera jamais sur un pied d’égalité et qu’il est stupide d’imaginer qu’elle puisse le faire.
Toutefois, l’ancien secrétaire d’Etat met également en garde contre une mauvaise interprétation des ambitions de la Chine. Alors qu’à Washington on pense que « la Chine veut dominer le monde », la réalité est que les Chinois « veulent être puissants ». « Ils ne cherchent pas à dominer le monde au sens hitlérien du terme, ajoute-t-il. Ce n’est pas ainsi qu’ils considèrent ou ont jamais considéré l’ordre mondial. »
Dans l’Allemagne nazie, la guerre était inévitable, parce qu’Adolf Hitler en avait besoin, explique Henry Kissinger, mais la Chine est différente. Il a rencontré de nombreux dirigeants chinois, à commencer par Mao Zedong. Il ne doute pas de leur engagement idéologique, mais celui-ci s’est toujours doublé d’un sens aigu des intérêts et des forces de leur pays.
Henry Kissinger estime que le système chinois est plus confucéen que marxiste. Cela amène les dirigeants chinois à chercher à atteindre la force maximale dont leur pays est capable et à être respectés pour leurs réussites. Les autorités chinoises veulent pouvoir décider par elles-mêmes de ce que sont leurs propres intérêts dans le système international.
« S’ils parvenaient à une réelle supériorité, iraient-ils jusqu’à imposer la culture chinoise ? s’interroge-t-il. Je n’en sais rien. Mon instinct me dit que non… [Mais] je crois qu’il est en notre pouvoir d’empêcher cette situation de se produire en combinant la diplomatie et la force. »
Une réponse américaine au défi de l’ambition chinoise est de la sonder, afin d’identifier comment maintenir l’équilibre entre les deux puissances. Une autre réponse consiste à établir un dialogue permanent entre la Chine et l’Amérique. « [La Chine] essaie de jouer un rôle mondial. Nous devons évaluer chaque fois si les conceptions stratégiques sont compatibles. » Si elles ne le sont pas, la question de la force se posera. « Est-il possible pour la Chine et les Etats-Unis de coexister sans la menace d’une guerre totale entre eux ? Je pensais, et je pense toujours, que c’est possible. » Mais il reconnaît que le succès n’est pas garanti. « Il peut y avoir des échecs. Et, par conséquent, nous devons être suffisamment forts militairement en cas d’échec. »
L’urgence est de savoir comment la Chine et les Etats-Unis se comporteront à l’égard de Taïwan. Henry Kissinger se souvient que, lors de la première visite de Richard Nixon en Chine, en 1972, seul Mao était habilité à négocier à propos de l’île. Chaque fois que Nixon abordait un sujet concret, Mao répondait : « Je suis un philosophe. Je ne m’occupe pas de ces sujets. Laissez Zhou [Enlai] et Kissinger en discuter »… Mais lorsqu’il s’agissait de Taïwan, il se montrait très explicite, disant : « C’est une bande de contre révolutionnaires. Nous n’avons pas besoin d’eux maintenant. Nous pouvons attendre cent ans. Un jour, nous les requerrons. Mais c’est encore loin. »
Henry Kissinger estime que l’entente forgée entre Nixon et Mao a été brisée après seulement cinquante de ces cent ans, et ce par le président Donald Trump, qui voulait renforcer son image de « dur » en arrachant des concessions à la Chine sur le commerce. Sur le plan politique, Joe Biden a suivi l’exemple de son prédécesseur, mais avec une rhétorique libérale.
L’ancien secrétaire d’Etat américain n’aurait pas choisi cette voie en ce qui concerne Taïwan, car une guerre à l’ukrainienne détruirait l’île et dévasterait l’économie mondiale. Un conflit pourrait également faire reculer la Chine sur le plan intérieur, et la plus grande crainte de ses dirigeants reste les bouleversements en interne.
La peur de la guerre crée des raisons d’espérer. Le problème, c’est qu’aucune des deux parties ne dispose d’une grande marge de manœuvre pour faire des concessions. Tous les dirigeants chinois ont réaffirmé le lien entre leur pays et Taïwan. Mais, en même temps, « vu l’évolution des choses, il n’est pas simple pour les Etats-Unis d’abandonner Taïwan sans affaiblir leur position ailleurs ».
Pour sortir de cette impasse, Henry Kissinger s’appuierait sur son expérience. Il commencerait par faire baisser la température, puis établirait progressivement la confiance et une relation de travail. Plutôt que d’énumérer tous ses griefs, le président américain devrait dire à son homologue chinois : « Monsieur le président, les deux plus grands dangers pour la paix à l’heure actuelle, c’est nous deux. Car nous avons la capacité de détruire l’humanité. » La Chine et l’Amérique, sans rien annoncer officiellement, s’efforceraient de faire preuve de retenue.
N’ayant jamais été un amateur de bureaucratie politique, Henry Kissinger souhaiterait voir un petit groupe de conseillers qui auraient facilement accès les uns aux autres travailler ensemble de manière tacite. Aucune des deux parties ne changerait fondamentalement sa position sur Taïwan, mais l’Amérique ferait attention à la manière dont elle déploie ses forces militaires et s’efforcerait de ne pas alimenter le soupçon qu’elle soutient l’indépendance de l’île.
[…] Si les Etats-Unis veulent trouver un moyen de cohabiter avec la Chine, ils ne doivent pas viser un changement de régime à Pékin. Henry Kissinger s’appuie sur un thème présent dans sa pensée depuis toujours : « Dans toute diplomatie de la stabilité, il doit y avoir un élément du monde du XIXe siècle. Et l’ordre du monde du XIXe siècle était fondé sur le principe que l’existence même des Etats qui le contestaient n’était pas remis en question. »
Certains Américains pensent qu’une Chine vaincue deviendrait démocratique et pacifique. Pourtant, même si Kissinger préférerait que la Chine se transforme en démocratie, il ne voit aucun précédent en ce sens. Plus vraisemblablement, l’effondrement du régime communiste conduirait à une guerre civile qui se durcirait en conflit idéologique et ne ferait qu’accroître l’instabilité mondiale. « Il n’est pas dans notre intérêt de conduire la Chine à la dissolution », affirme-t-il.
Plutôt que de continuer à renchérir, l’Amérique devrait reconnaître que la Chine a des intérêts. L’Ukraine est un bon exemple. Le président chinois, Xi Jinping, n’a contacté que récemment Volodymyr Zelensky, son homologue ukrainien, pour la première fois depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, en février 2022. De nombreux observateurs ont considéré l’appel de Xi comme un geste vide de sens destiné à apaiser les Européens, qui se plaignent que la Chine soit trop proche de la Russie. Au contraire, Kissinger y voit une déclaration d’intention sérieuse, qui compliquera la diplomatie autour de cette guerre, mais qui pourrait aussi créer précisément le type d’occasions susceptibles de renforcer la confiance mutuelle entre les deux superpuissances.
Henry Kissinger commence par condamner le président russe, Vladimir Poutine. « Finalement, il s’agit certainement d’une erreur de jugement catastrophique de la part de Poutine », déclare-t-il. Mais, selon lui, l’Occident n’est pas exempt de reproches. « Je pense que la décision de laisser ouverte l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan a été très mauvaise. » Cette décision a été déstabilisante, car, en faisant miroiter la protection de l’Otan sans plan pour la mettre en œuvre, l’Ukraine s’est retrouvée mal défendue, ce qui a eu pour effet de mettre en colère non seulement Poutine, mais aussi bon nombre de ses compatriotes.
Il s’agit maintenant de mettre fin à la guerre, sans ouvrir la voie à un nouveau conflit. Kissinger assure souhaiter que la Russie abandonne autant que possible le territoire qu’elle a conquis en 2014, mais la réalité est qu’il est probable que, dans tout accord de cessez-le-feu, la Russie conserve Sébastopol (la plus grande ville de Crimée et la principale base navale russe sur la mer Noire), à tout le moins. Un tel accord, dans lequel la Russie perdrait certains acquis mais en conserverait d’autres, pourrait laisser Moscou et Kiev insatisfaits. Selon lui, il s’agit là d’une recette pour une confrontation future. « Ce que les Européens sont en train de dire est, à mon avis, follement dangereux. Car ils disent : “Nous ne voulons pas que les Ukrainiens fassent partie de l’Otan, parce qu’ils représentent un trop grand risque. C’est pourquoi nous allons les armer au maximum et leur fournir les technologies militaires les plus perfectionnées.” » Sa conclusion est sans appel : « Nous avons maintenant armé l’Ukraine au point qu’elle sera à la fois le pays le mieux armé et le moins expérimenté stratégiquement en Europe. »
Pour établir une paix durable en Europe, l’Occident doit faire deux sauts majeurs. Le premier consiste à faire adhérer l’Ukraine à l’Otan, afin de la contenir et de la protéger. Le second est que l’Europe opère un rapprochement avec la Russie, de sorte à créer une frontière orientale stable.
Il est compréhensible que de nombreux pays occidentaux s’opposent à l’un ou l’autre de ces objectifs. Avec l’implication de la Chine, alliée de la Russie et adversaire de l’Otan, la tâche sera encore plus difficile. La Chine a un intérêt primordial à voir la Russie sortir intacte de la guerre en Ukraine. Non seulement, Xi doit honorer un partenariat « sans limites » avec Poutine, mais un effondrement de Moscou gênerait la Chine en créant un vide de pouvoir en Asie centrale qui risquerait d’être comblé par une « guerre civile de type syrien ».
Concernant l’appel de Xi à Zelensky, Henry Kissinger pense que Pékin pourrait se positionner pour servir de médiateur entre Moscou et Kiev. Ayant été l’un des architectes de la politique qui a opposé l’Amérique et la Chine à l’Union soviétique, il doute que la Chine et la Russie puissent travailler ensemble de manière satisfaisante. Il est vrai qu’elles partagent la même méfiance à l’égard des Etats-Unis, mais il pense aussi qu’elles se méfient instinctivement l’une de l’autre. « Je n’ai jamais rencontré un dirigeant russe disant du bien de la Chine. Et je n’ai jamais rencontré de dirigeant chinois disant du bien de la Russie. » L es deux pays ne sont pas des alliés naturels.
Selon l’ancien conseiller à la sécurité, les Chinois sont entrés dans le jeu diplomatique autour de l’Ukraine pour exprimer leurs intérêts nationaux. Bien qu’ils refusent de cautionner la destruction de la Russie, ils reconnaissent que l’Ukraine doit rester un pays indépendant et ils ont mis en garde contre l’utilisation d’armes nucléaires. Ils pourraient même accepter le désir de l’Ukraine d’adhérer à l’Otan. « La Chine agit ainsi en partie parce qu’elle ne veut pas entrer en conflit avec les Etats-Unis. Elle crée son propre ordre mondial, dans la mesure où elle le peut. »
Selon l’ancien conseiller à la sécurité des Etats-Unis, pour établir une paix durable en Europe, l’Occident doit faire adhérer l’Ukraine à l’Otan, afin de la contenir et de la protéger, et opérer un rapprochement avec la Russie.
Le deuxième domaine dans lequel la Chine et l’Amérique doivent se parler est celui de l’IA. « Nous sommes au tout début d’un monde dans lequel les machines pourraient imposer une peste mondiale ou d’autres catastrophes, pas seulement nucléaires, mais dans n’importe quel domaine impliquant la destruction humaine. » Il rappelle que même les experts en IA ne savent pas quels seront ses pouvoirs (si l’on se fie à nos discussions, la retranscription de l’accent allemand épais et rocailleux de Henry Kissinger est encore au-delà des capacités des IA). Mais l’ancien secrétaire d’Etat pense que l’intelligence artificielle deviendra un facteur clef de la sécurité d’ici à cinq ans. Il compare son potentiel perturbateur à l’invention de l’imprimerie, qui a diffusé des idées ayant joué un rôle dans les guerres dévastatrices des XVIe et XVIIe siècles.
« Nous vivons dans un monde à la capacité de destruction sans précédent », prévient Kissinger. Malgré la doctrine qui veut qu’un humain garde toujours le contrôle sur les IA, des armes automatiques et imparables pourraient être créées. « Si vous regardez l’histoire militaire, vous pouvez dire qu’il n’a jamais été possible de détruire tous ses adversaires en raison des limites géographiques et de précision. Aujourd’hui, il n’y a plus de limites. Chaque adversaire est vulnérable à 100 %. »
L’IA ne peut être abolie. La Chine et les Etats-Unis devront donc exploiter leur puissance militaire dans une certaine mesure, à titre dissuasif. Mais les deux pays peuvent également limiter la menace qu’elle représente, de la même manière que les négociations sur le contrôle des armes ont limité les risques liés aux armes nucléaires. « Je pense que nous devons commencer à échanger sur l’impact de la technologie, estime-t-il. Nous devons avancer à petits pas vers la maîtrise des armements, chaque camp présentant à l’autre des éléments vérifiables sur ses propres capacités. » Il considère d’ailleurs que de telles négociations pourraient contribuer en elles-mêmes à renforcer la confiance mutuelle qui permet aux superpuissances de faire preuve de retenue. Le secret, ce sont des dirigeants suffisamment forts et sages pour savoir que leurs ambitions ne doivent pas être poussées jusqu’à leurs limites. « Si l’on se fie entièrement à ce que l’on peut obtenir par le pouvoir, on risque de détruire le monde. »
[…] Pour Henry Kissinger, « nous devons tous admettre que nous vivons dans un monde nouveau, car, quoi que nous fassions, cela peut mal tourner. Et il n’y a pas de voie garantie. » Malgré cela, il affirme avoir de l’espoir. « Ecoutez, ma vie a été difficile, mais cela me donne des raisons d’être optimiste. Et la difficulté, c’est aussi un défi. Elle ne doit pas toujours être un obstacle. »
Il souligne que l’humanité a fait d’énormes progrès. Certes, ces progrès se sont souvent produits à la suite de conflits terribles – après la guerre de Trente Ans, les guerres napoléoniennes et la Seconde Guerre mondiale, par exemple –, mais la rivalité entre la Chine et l’Amérique pourrait être différente. L’Histoire nous enseigne que, lorsque deux puissances de ce type s’affrontent, l’issue normale est un conflit militaire. « Mais ce n’est pas une situation normale en raison de la destruction mutuelle assurée et de l’intelligence artificielle, certifie Henry Kissinger. Je pense qu’il est possible de créer un ordre mondial sur la base de règles auxquelles l’Europe, la Chine et l’Inde pourraient adhérer, ce qui représente déjà une bonne partie de l’humanité. Si l’on considère l’aspect pratique de la chose, cela peut donc se terminer bien – ou du moins cela peut se terminer sans catastrophe et nous pouvons progresser. »
[…] Les dirigeants du monde portent donc une lourde responsabilité. Ils doivent faire preuve de réalisme pour affronter les dangers qui les guettent, de vision pour comprendre que la solution réside dans l’équilibre des forces de leurs pays, et de retenue pour s’abstenir d’utiliser au maximum leurs pouvoirs offensifs. « Il s’agit d’un défi sans précédent et d’une grande opportunité. » L’avenir de l’humanité dépend de la réussite de cette entreprise. Alors que la quatrième heure de la conversation du jour est déjà bien entamée, et à quelques semaines des célébrations de son anniversaire, Henry Kissinger ajoute avec un clin d’œil caractéristique : « Je ne serai pas là pour le voir, d’une manière ou d’une autre. »
*Cet article a originellement été publié en version anglaise par le magazine The Economist © The Economist Newspaper Limited, London, 2023.