Le 7 mai 2008, suite à la razzia du Hezbollah contre Beyrouth, le Liban entama sa descente aux enfers. Le 7 mars 2020, par la bouche du Premier ministre, le pays a atteint le fond de l’abîme et se trouve réduit à un État mendiant.
Un siècle après sa création dans ses frontières actuelles, l’État libanais est devenu, au pire, une dépouille cadavérique livrée aux charognards et, au mieux, un vagabond sans domicile fixe (SDF) réduit à la mendicité. Sous le mandat de Aoun-2, le Liban est revenu à la situation catastrophique qui prévalait financièrement sous Aoun-1, avant l’entrée en scène de feu Rafic Hariri assassiné par des hommes du Hezbollah qui tient en otage le Liban pour le compte d’une puissance étrangère.
Pourquoi et comment vit-on une telle catastrophe, dont les Libanais ne se relèveront pas avant une ou deux générations au moins ?
Y aura-t-il quelqu’un en 2100 qui leur racontera le Liban de la prospérité insouciante et de la douceur de vivre des années 1950-1960 ? Quelqu’un leur dira-t-il la vérité du Liban qui s’est offert lui-même comme otage à la voracité des autres depuis le funeste accord du Caire ? Quelqu’un leur rappellera-t-il objectivement les crimes d’une caste politique pourrie et corrompue qui a pillé le pays sous l’œil protecteur et narquois d’une milice armée composée de Libanais, mais dont le Liban n’est pas la patrie d’appartenance ? Comment évoquera-t-on en 2100 ce 17 octobre 2019 où une population aux abois a dit « non » de manière si brouillonne ?
Un constat doit être fait. Aujourd’hui, la République libanaise, un État-nation inachevé, vit un drame familial peu commun en géopolitique. L’État et la nation se sont séparés l’un de l’autre comme un couple qui divorce ou comme un patient qui entre en schizophrénie. Recevant récemment le corps consulaire, le Premier ministre Hassane Diab avait publiquement déclaré : « En toute franchise, compte tenu de la situation dans laquelle il se trouve, l’État n’est plus en mesure de protéger les Libanais et de leur assurer une vie décente. »
Ainsi, l’État ne garantit plus cette « unité du multiple », pierre angulaire du vivre-ensemble. L’État, en tant que personne morale, est souverain dans la mesure où il peut protéger ses citoyens. Toute faillite à ce devoir signifie la mort de l’entité souveraine. Le risque est grand d’un retour à l’état tribal, voire à l’état sauvage. L’État libanais, pas la nation, souffre d’un syndrome de dépersonnalisation risquant de le mener à l’implosion schizophrénique qui le démembrera définitivement.
Cette condition tragique est due à l’aliénation de la personnalité de l’État par la discorde qu’entretient la mainmise du Hezbollah pour le compte de l’Iran. L’État ressemble à ces patients des cliniques psychiatriques qui disent : « Je sens comme si je n’avais pas de corps… Mes pensées ne semblent pas être les miennes… Mon bras décide ce qu’il veut, etc. » L’État libanais n’est plus qu’un agglomérat de composantes sectaires qui voguent chacune pour son compte. Leur seul point commun est leur caractère mafieux, et piller impunément est la règle. Aliéné, étranger par rapport à soi, dépouillé de sa volonté propre par l’Iran des mollahs, l’État libanais a perdu toute cohérence lui permettant de jouer son rôle premier de régulateur constitutionnel de la vie publique. En son sein, les forces politiques qui monopolisent le pouvoir sont des partis uniquement habités par les intérêts de l’esprit sectaire et non citoyen. Cet État schizophrène ne peut qu’user de violences physiques face au désarroi du peuple.
La nation libanaise, depuis le 17 octobre, a entrepris un réveil citoyen salutaire qu’elle n’a pas traduit en un projet politique. Elle rejette l’esprit sectaire et tout ce qui ressemble à l’establishment institutionnel. Le social de la société dite civile ne parvient pas à triompher de l’ordre politicien en décomposition avancée. Cependant, ce face-à-face n’est pas réductible à la seule lutte des classes. Le maillage réticulé des « sahate » (places révolutionnaires) révèle des masses d’individus conscients de leur identité citoyenne commune qui n’élimine pas les appartenances confessionnelles mais les contient toutes.
La nation n’est point schizophrène ; elle est traversée de turbulences. Le peuple des dominés affronte une caste de dominants qui forment un club fermé, vaste réseau mafieux où la vie politique se résume au partage d’un butin.
Le gouvernement de Hassane Diab est-il en mesure de sortir le pays d’une telle situation ? Il est permis d’en douter tant que la souveraineté de l’État n’est pas reconquise afin que ce dernier puisse se réconcilier avec la nation.
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