Elle a déjà fait des milliers de morts et blessés des deux côtés, provoqué l’exode de près de 50000 civils, majoritairement des enfants, des vieillards et des femmes, et disloqué entre 500 et 600 familles. Pourtant, avant qu’elle ne se transforme en véritable guerre rangée entre l’armée régulière yéménite et une poignée de miliciens munis d’armes légères, ce qui est désormais appelé «l’insurrection des houthis», dans la région de Sa’ada (à 240 km au nord de la capitale Sanaa), n’était au départ qu’une simple agitation populaire et locale, guère dirigée contre le pouvoir central.
Vers le milieu de 2004, des membres du Forum de la jeunesse croyante – une association créée en 1990 avec pour objectif l’enseignement de la doctrine zaydite chiite dans la région de Sa’ada, où ses adeptes sont majoritaires – organisent une série de manifestations pacifiques contre l’occupation américaine de l’Irak et contre les exactions barbares commises par les forces d’occupation israéliennes à l’encontre de la population palestinienne. La réaction des autorités est disproportionnée: une campagne d’arrestations massives contre des centaines de membres de ce Forum, suivie par une guerre ouverte contre leurs fiefs. Trente mille militaires lourdement armés, utilisant avions, missiles et artillerie lourde y prennent part. Cette première campagne militaire se solde par la mort de Hussein Badreddine al-Houthi, un grand chef tribal et l’un des principaux animateurs du Forum. À partir de cette date, les rebelles sont appelés par les médias «houthistes».
Le plus surprenant est que l’armée yéménite, malgré les effectifs et moyens engagés et un blocus de la région, n’a pas pu, jusqu’ici, venir à bout de cette rébellion. Deux tentatives de cessez-le-feu et une médiation infructueuse du gouvernement qatari n’ont pu mettre un terme au conflit. Aujourd’hui, l’impasse est totale. Non seulement les houthis (estimés à 3000 combattants dont la moyenne d’âge varie entre quinze et vingt-trois ans) ne donnent aucun signe d’épuisement, mais, au contraire, leur base ne cesse de s’étendre tandis que leurs moyens militaires et logistiques se développent jour après jour. Signe de cette évolution qui ne trompe pas: à l’issue de la médiation qatarie sans résultat, l’actuel commandant de la rébellion, Abdul Malek al-Houthi, qui avait succédé à son frère, avait accepté, comme gage de bonne volonté, de remettre aux membres de la commission de médiation qatarie soixante et un officiers et soldats faits prisonniers par son mouvement. Il avait aussi accepté d’abandonner cinquante-deux positions militaires et d’en déminer l’accès. Cela donne une petite idée des prisonniers et des positions encore entre les mains des rebelles, qui ne seront abandonnés qu’en contrepartie d’un accord définitif entre les deux parties.
Mais comment parvenir à un tel accord? Et, d’abord, quelles sont au juste les revendications des houthis? Elles sont à la fois citoyennes et doctrinales. Ils demandent la levée de l’interdiction qui frapperait, selon eux, les adeptes du zaydisme, et exigent d’être traités à égalité avec les autres doctrines islamiques sunnites. Notamment pour ce qui concerne l’ouverture de nouveaux lieux de culte qui, à les en croire, ont été confisqués par le pouvoir et remis à des imams non zaydites. Ils réclament aussi le droit d’étudier leur doctrine dans leurs propres écoles, et qu’on arrête de leur imposer de prier, non pas dans leurs propres mosquées, mais dans celles contrôlées par les imams salafistes.
Les autres revendications des houthis sont plus subtiles, dans la mesure où elles sortent du carcan communautaire pour porter sur des préoccupations d’ordre national. Les houthis mettent ainsi le régime en demeure de cesser toute forme de discrimination contre les citoyens yéménites du Sud, et de consacrer les mêmes allocations budgétaires aux provinces du Sud qu’à celles du Nord. Cette demande est loin d’être de pure forme, surtout quand on se rappelle que Hussein al-Houthi et le cheikh Abdallah ar-Rouzami, les deux figures emblématiques de la rébellion, s’étaient retirés de la séance du Parlement entérinant la déclaration de guerre contre le Sud en 1994.Cette position fut alors la plus vigoureuse protestation contre une guerre civile prise par deux chefs tribaux du Nord.
La troisième catégorie de revendications est de l’ordre de la politique régionale. Elles portent sur l’opposition à la présence militaire américaine dans le Golfe, l’occupation de l’Irak, le soutien au peuple palestinien et la condamnation de la collusion entre le régime et les États-Unis dans leur prétendue «guerre contre le terrorisme». Le fait que l’ambassadeur américain à Sanaa, Thomas C. Krajeski, ne manque aucune occasion pour affirmer le soutien de Washington au gouvernement yéménite dans sa guerre contre la rébellion, et n’hésite pas à souligner l’étroite collusion entre Al-Qaïda et les houthis, ne fait que renforcer ces derniers dans leur hostilité à l’Amérique.
Hussein al-Houthi avait violemment condamné la liquidation par des avions américains sans pilote du chef d’Al-Qaïda au Yémen, Ali Qayed Sinan al-Harithi, et cinq de ses compagnons, en novembre 2003, alors qu’ils circulaient à bord de leur voiture dans la région de Ma’rib. Il s’était aussi opposé à l’extradition vers les États-Unis, sous quelque prétexte que ce soit, du célèbre prédicateur islamiste Abdelmajid Zindani, qui occupait la présidence du conseil consultatif du parti islamiste yéménite al-Islah. C’est sans doute ce genre de positions qui rapproche politiquement les houthis d’Al-Qaïda et des autres mouvements sunnites, malgré leur divergence manifeste sur le plan religieux et doctrinal.
Le programme social et national des houthis les met enfin en phase avec les vastes couches de la paysannerie et des campagnes, particulièrement dans la région de Sa’ada. Déshéritée, sous-développée et enclavée, cette contrée inaccessible, habitée par quelque 700000 personnes, n’est dotée que d’un seul hôpital. Souvent privée d’eau, d’électricité et de services publics, trois fléaux la hantent: l’analphabétisme, le chômage et les épidémies.
Au lieu de s’attaquer aux origines du problème, le pouvoir yéménite a choisi la solution de facilité en diabolisant à l’extrême le mouvement houthi. Il l’a réduit à un groupuscule terroriste, intégriste, qui vise à renverser le régime républicain et à restaurer le régime de l’imamat, en se fondant sur la loi islamique dans son interprétation chiite rigoriste. Leurs dirigeants sont traités, dans la phraséologie du pouvoir, de « fous» qui se prennent pour des « prophètes».
La réalité est cependant autrement plus complexe que cette interprétation simpliste, même si certains faits rapportés sont fondés – l’admiration nourrie des houthis pour la révolution iranienne et le Hezbollah libanais par exemple. Il n’est pas honnête non plus de laver ce groupe des accusations de terrorisme et d’intégrisme portées contre lui.
C’est dans ce contexte que le gouvernement qatari a entrepris une mission de bons offices entre les deux belligérants. Il a offert d’allouer 500 millions de dollars au développement de la région de Sa’ada et proposé au chef des houthis l’asile à Doha, une fois le conflit réglé. Pendant ce temps, le pouvoir yéménite ne manque pas une occasion de donner une dimension régionale au conflit. Certains officiels ont en effet accusé les houthis d’être les agents de l’Iran et de la Libye avec, comme preuves, les multiples visites que Yahia al-Houthi, le frère de Hussein et d’Abdelmalik, a entreprises à Téhéran et à Tripoli. Le plus piquant dans cette histoire est que cet homme vit en Allemagne, un pays qui avait exigé par le passé l’extradition de Zindani. Elle voulait le faire juger par la justice allemande qui l’accusait de terrorisme.
La médiation qatarie n’a pas plus réussi, politiquement, à mettre fin à la rébellion que, militairement, les forces gouvernementales. Pendant ce temps, la Croix rouge internationale annonce l’imminence de nouvelles catastrophes humanitaires. Se procurer de quoi manger à Sa’ada est devenu un vrai problème. Finalement, la seule vraie guerre s’est réduite à cela.
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