La chute de la livre pousse des milliers de personnes dans les rues du pays où les heurts se sont multipliés
Benjamin Barthe Et Laure Stephan
Des flammes illuminent la façade de la mosquée Mohammed Al-Amine, vendredi 12 juin dans la soirée, au coin de la place des Martyrs, dans le centre-ville de Beyrouth. Des poubelles brûlent. Les vitrines de plusieurs magasins alentour ont volé en éclats. Torse nu, le visage masqué par leur tee-shirt, des jeunes caillassent les forces de sécurité qui affluent en renfort.
« La colère va grandir, car la livre s’écroule et le gouvernement est incapable de réagir », prophétise Ali, un ex-serveur de restaurant au chômage, en référence à l’effondrement de la monnaie nationale, qui a perdu 70 % de sa valeur face au dollar. « Qui joue avec la livre ? s’interroge Hassan, un autre protestataire. Il y a des gens qui profitent de sa dégringolade et c’est nous qui en payons le prix. Qu’ils rentrent chez eux tous ces politiciens incapables ! La violence, je ne suis pas pour, mais c’est le seul moyen de se faire entendre. »
Des manifestants lancent des slogans anti-confessionnels, appelant à l’unité entre chrétiens et musulmans, entre sunnites et chiites, semblables à ceux entendus en octobre lors du démarrage du soulèvement contre la classe politique, accusée d’incurie et de corruption. Mais ils ne font pas le poids face aux casseurs, arrivés des banlieues de Beyrouth, pour en découdre avec la police. « Je n’en peux plus, mon salaire équivaut aujourd’hui à 200 dollars », confie un soldat en civil venu manifester pour la première fois de sa vie.
Calculs partisans
L’euphorie de la « thaoura » (révolution) du 17 octobre n’a jamais paru aussi lointaine. Le mouvement, qui avait obtenu la démission du premier ministre Saad Hariri, a été rattrapé par la crise monétaire et les manœuvres de la caste dirigeante. Alors que la monnaie s’échangeait encore à l’automne au taux de 3 000 livres pour un dollar, elle tutoie aujourd’hui la barre des 5 000, très loin du cours officiel de 1 500 livres pour un dollar, qui n’est plus respecté que par les banques. Sous l’effet de cette dépréciation, du ralentissement économique − exacerbé par le confinement – et de l’inflation galopante, le taux de pauvreté, estimé l’année dernière à 35 % de la population, frôle aujourd’hui les 50 %. Après la parenthèse de la crise sanitaire, la colère, plus vivace que jamais, recommence à s’exprimer dans la rue. Mais la contestation spontanée et unitaire de l’automne, arc-boutée sur quelques messages-clés, comme la fin du confessionnalisme politique, cède le pas à une agitation chaotique, délétère, de plus en plus parasitée par les calculs partisans.
Samedi 6 juin, les rassemblements, qui devaient ranimer la flamme du soulèvement originel, ont dégénéré en confrontations communautaires. Quelques petites phrases haineuses, distillées les jours d’avant sur les réseaux sociaux, la réapparition de mots d’ordre très clivants − comme l’appel au désarmement du Hezbollah, le mouvement chiite libanais − et des provocations religieuses anti-sunnites ont abouti à dresser plusieurs quartiers de Beyrouth les uns contre les autres. Des armes sont sorties et des coups de feu ont été tirés. Seule l’interposition de l’armée a permis d’éviter une large effusion de sang, notamment entre le secteur de Barbour, à majorité chiite, et celui de Tarik-El-Jédidé, à dominante sunnite.
Jeudi 11 juin, c’est une rumeur, donnant le dollar à 7 000 livres, qui a fait descendre des milliers de personnes dans les rues de Beyrouth, mais aussi de Tripoli, la grande cité sunnite du nord du Liban. Des scènes montrant des jeunes chiites en scooters, conspuant le confessionnalisme, à rebours des tensions communautaires observées quelques jours plus tôt, ont été montées en épingle sur les réseaux sociaux. Mais sans convaincre les observateurs. « On est passé en quelques jours du retour de la guerre civile au retour de la thaoura, deux récits fabriqués, estime le politiste Karim Emile Bitar. Il y a toujours une part de spontanéité dans les manifestations, qui drainent des gens paupérisés par la crise. Mais les partis cherchent de plus en plus à les manipuler, pour envoyer des messages. »
A chacun sa théorie. Certains voient, dans ce regain de mobilisation, la main du gouverneur de la banque centrale, Riad Salamé, et de son principal allié politique, l’ancien chef du gouvernement Saad Hariri. La manœuvre viserait à affaiblir, voire faire tomber le nouveau premier ministre, Hassan Diab, qui est soutenu par le Hezbollah et ses partenaires, le parti chiite Amal et le Courant patriotique libre (droite chrétienne) du président Michel Aoun.
« Jeu politique »
Le plan de sauvetage financier présenté par Diab, qui sert de base aux négociations visant à obtenir un prêt du FMI, dresse un procès implicite de la gestion du duo Salamé-Hariri, avec un niveau de pertes record pour le secteur bancaire estimé à près de 100 milliards de dollars. La réticence du gouverneur à reconnaître ce déficit abyssal et les désaccords sur la manière d’éponger la dette entravent les discussions avec le FMI. « Salamé nous avait promis que la livre retomberait à 3 200 pour un dollar, mais nous avons vu le résultat inverse, une livre à 5 000, déplore Georges Chalhoub, le conseiller financier de Hassan Diab. Y a-t-il un jeu politique derrière cela, destiné à frustrer la population et l’inciter à descendre dans la rue ? Je ne suis pas un politicien, mais je me pose la question. » La scène sunnite est aussi sujette aux manigances de Bahaa Hariri, le frère aîné de Saad Hariri, un faucon anti-Hezbollah, à l’origine, avec l’ancien ministre de la justice Achraf Rifi, cacique de Tripoli, des appels au désarmement du parti-milice.
D’autres observateurs accusent inversement le mouvement chiite d’organiser une pénurie artificielle de dollars, à partir de son réseau de bureaux de change, pour forcer la banque centrale à réinjecter des billets verts sur le marché. Une manne que le Hezbollah chercherait à transférer en Syrie, pour venir en aide à son allié, le président Bachar Al-Assad, confronté lui aussi à une violente crise monétaire. Le parti de Dieu est d’autant plus mobilisé, selon cette analyse, que les Etats-Unis ne font pas mystère de leur volonté d’utiliser la loi César, le nouveau train de sanctions anti-Assad, voté en décembre 2019 aux Etats-Unis, et censé entrer en application la semaine prochaine, pour pénaliser les entrepreneurs libanais en lien avec le régime syrien. « Il est difficile de voir clair dans toutes ces théories du complot, relève un diplomate étranger. Mais elles sont révélatrices d’une chose : la détérioration du climat politique qui devient de plus en plus toxique. »