Annick Cojean
Une jeune Libyenne, rencontrée à Tripoli, a raconté au « Monde » comment elle a été enlevée à 15 ans et cloîtrée pendant cinq ans. Violée, frappée, elle a fini par s’enfuir. Voici son récit.Kate Brooks pour « Le Monde »
TRIPOLI ENVOYÉE SPÉCIALE – Elle a 22 ans, elle est belle comme le jour et elle est fracassée. Il lui arrive de rire, oh, à peine quelques secondes, et une étincelle d’enfance éclaire alors un visage griffé par la vie. « Vous me donnez quel âge ? », dit-elle en retirant ses lunettes de soleil. Elle attend, esquisse un pâle sourire, et murmure : « Moi, j’ai l’impression d’avoir 40 ans. » Et cela lui paraît si vieux.
Elle détourne le regard, saisit un bout de voile noir pour couvrir nerveusement le bas de son visage, des larmes apparaissent dans ses yeux sombres. « Mouammar Kadhafi a saccagé ma vie. » Elle veut tout raconter. Elle pense que c’est dangereux, mais elle accepte de témoigner, lors d’une rencontre qui durera plusieurs heures dans un hôtel de Tripoli. Elle sait qu’elle est confuse, qu’il lui manquera des mots pour décrire l’univers de perversion et de folie dans lequel elle fut précipitée.
Mais il lui faut parler. Des souvenirs trop lourds encombrent sa mémoire. Des « souillures », dit-elle, qui lui donnent des cauchemars. « J’aurai beau raconter, personne, jamais, ne saura d’où je viens ni ce que j’ai vécu. Personne ne pourra imaginer. Personne. » Elle secoue la tête d’un air désespéré. « Quand j’ai vu le cadavre de Kadhafi exposé à la foule, j’ai eu un bref plaisir. Puis dans la bouche, j’ai senti un sale goût. » Elle aurait voulu qu’il vive. Qu’il soit capturé et jugé par un tribunal international. Tous ces derniers mois, elle n’a pensé qu’à cela. « Je me préparais à l’affronter et à lui demander, les yeux dans les yeux : Pourquoi ? Pourquoi tu m’as fait ça ? Pourquoi tu m’as violée ? Pourquoi tu m’as battue, droguée, insultée ? Pourquoi tu m’as appris à boire, à fumer ? Pourquoi tu m’as volé ma vie ? »
Elle a 9 ans lorsque sa famille, originaire de l’est du pays, déménage à Syrte, la ville natale du colonel Kadhafi. Elle en a 15, en 2004, lorsqu’elle est choisie, parmi les filles de son lycée, pour offrir un bouquet au « Guide » en visite dans l’école où il a des cousins. « C’était un grand honneur. Je l’appelais « papa Mouammar » et j’en avais la chair de poule. » Le colonel a posé sa main sur son épaule et caressé ses cheveux, lentement. Un signe à l’adresse de ses gardes du corps, signifiant : « Celle-là, je la veux. » Elle l’a appris plus tard.
Le lendemain, trois femmes en uniforme, vouées au service du dictateur – Salma, Mabrouka et Feiza – se présentent au salon de coiffure que tient sa mère. « Mouammar veut te voir. Il souhaite te donner des cadeaux. » L’adolescente – appelons-la Safia – les suit de bon gré. « Comment se douter de quelque chose ? C’était le héros, le prince de Syrte. »
On la conduit dans le désert, où la caravane du colonel, 62 ans, est installée pour un séjour de chasse. Il la reçoit rapidement, hiératique, les yeux perçants. Il lui pose des questions sur sa famille, les origines de son père, de sa mère, leurs moyens financiers. Puis il lui demande froidement de rester vivre avec lui. La jeune fille est interloquée. « Tu auras tout ce que tu veux, des maisons, des voitures… » Elle panique, secoue la tête, dit tenir à sa famille, vouloir faire des études. « Je m’occuperai de tout, répond-il. Tu seras en sécurité ; je t’assure, ton père comprendra. » Et il appelle Mabrouka pour qu’elle prenne en main l’adolescente.
Dans les heures qui suivent, Safia, effarée, est équipée de sous-vêtements et de « tenues sexy ». On lui apprend à danser, à se dévêtir au son de la musique, et « d’autres devoirs ». Elle sanglote, demande à rentrer chez ses parents. Mabrouka sourit. Le retour à une vie normale ne fait plus partie des options.
Les trois premiers soirs, Safia dansera seule devant Kadhafi. Il écoute la cassette d’un musicien « qu’il fera tuer plus tard ». Il la regarde, ne la touche pas. Il lance simplement : « Tu seras ma pute. » La caravane rentre à Syrte, Safia dans les bagages.
Et le soir de son retour, au palais, il la viole. Elle se débat. Il la tabasse, lui tire les cheveux. Elle tente de fuir. Mabrouka et Salma interviennent et la frappent. « Il a continué les jours suivants. Je suis devenue son esclave sexuelle. Il m’a violée pendant cinq ans. »
Elle se retrouve vite à Tripoli, dans l’antre de Bab Al-Azizia, le domaine ultra-protégé par trois murs d’enceinte où vivent, dans divers bâtiments, le maître de la Libye, sa famille, des collaborateurs, des troupes d’élite. Au début, Safia partage une petite chambre dans la résidence du maître avec une autre fille de Benghazi, kidnappée elle aussi mais qui, un jour, parviendra à fuir. Au même niveau, dans des pièces minuscules, se tiennent en permanence une vingtaine de filles, la plupart ayant entre 18 et 19 ans, en général recrutées par les trois mêmes émissaires. Ces trois femmes brutales, omniprésentes, régentent cette sorte de harem, où les jeunes filles, grimées en gardes du corps, sont à la disposition personnelle du colonel. La plupart ne restent que quelques mois, avant de disparaître, une fois le maître lassé. Elles n’ont entre elles qu’un minimum de contacts, toute conversation personnelle étant interdite.
Safia se sait la plus jeune et passe son temps dans sa chambre à regarder la télévision. On lui refuse cahier et crayon. Alors elle passe des heures, assise devant son miroir, à se parler tout haut et à pleurer. Elle doit toujours être prête au cas où le colonel l’appelle, jour et nuit. Ses appartements à lui sont à l’étage supérieur. Au début, il la sonne constamment. Puis il la délaisse pour d’autres, choisies parmi les amazones, parfois consentantes – certaines disent « s’offrir au Guide » -, mais le plus souvent contraintes. Il continue de la réclamer au moins deux ou trois fois par semaine. Toujours violent, sadique. Elle a des bleus, des morsures et le sein déchiré. Elle a des hémorragies. Gala, une infirmière ukrainienne, est sa « seule amie ». Elle pratique chaque semaine des prises de sang sur les jeunes femmes.
Des fêtes sont régulièrement organisées avec des mannequins italiens, belges, africains, ou des stars de films égyptiens qu’apprécient les fils du colonel et d’autres dignitaires. Dîners, danses, musique, « partouzes ». Kadhafi s’y montre généreux. Safia se rappelle avoir vu des valises – elle dit « des Samsonite » – d’euros et de dollars. « Il donnait aux étrangères, jamais aux Libyennes. » Safia ne veut pas participer à ces fêtes, « j’avais trop peur qu’il me demande de faire un strip-tease ». Deux chefs d’Etat africains profitent aussi volontiers des filles « gardes du corps ». « Pour Mouammar, ce n’était que de simples objets sexuels qu’il pouvait passer aux autres, après les avoir lui-même essayés. » Le colonel, dit-elle, avait aussi de nombreux partenaires sexuels masculins.
Sa femme et le reste de la famille qui habitent d’autres bâtiments de Bab Al-Azizia sont au courant des moeurs du dictateur. « Mais ses filles ne voulaient pas le voir en compagnie d’autres femmes. Il allait donc les rencontrer le vendredi dans son autre résidence près de l’aéroport. » Dans le jacuzzi installé dans sa chambre et duquel il consulte son ordinateur, il exige jeux et massages. Il oblige Safia à fumer, à boire du whisky « Black Label », à prendre de la cocaïne. Elle déteste, elle a peur. La deuxième fois, elle fait « une overdose » et se retrouve à l’hôpital de Bab Al-Azizia. Lui en prend sans cesse. « Il est constamment sous substance et ne dort jamais. »
Il l’emmène, en juin 2007, dans une tournée officielle de deux semaines en Afrique. Mali, Guinée-Conakry, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Ghana. Il l’affuble d’un treillis kaki et la présente comme garde du corps, ce qu’elle n’est pas, même si Mabrouka lui a appris à recharger, démonter, nettoyer et utiliser une kalachnikov. « La tenue bleue était réservée aux vraies gardes entraînées. La tenue kaki n’était en général que du cirque ! » Un soir, en Côte d’Ivoire, elle utilise du rouge à lèvres pour lui faire croire qu’elle a ses règles et qu’il la laisse tranquille. Il devient fou de rage, et la tabasse. Elle veut s’enfuir. Mabrouka assure : « Où que tu te caches, Mouammar te retrouvera et te tuera. »
Les parents de Safia ont vite été mis au courant du sort de leur fille. Sa mère a pu venir la voir, une fois, au palais. Safia peut parfois la joindre par téléphone, mais la conversation est toujours écoutée. On l’a prévenue que si ses parents se plaignaient, on les tuerait. Le père est tellement honteux qu’il ne veut rien savoir. C’est lui pourtant qui organisera la fuite de sa fille. Car lassé de la voir déprimer, Kadhafi l’autorise par trois fois à rendre une courte visite à sa famille dans une voiture du palais. Lors de la quatrième, en 2009, déguisée en vieille femme, elle parvient à quitter la maison et, grâce à une complicité à l’aéroport, à prendre l’avion pour la France.
Elle y restera un an avant de repartir en Libye, de s’y cacher, de s’opposer à sa mère qui veut la marier très vite à un vieux cousin veuf, de fuir en Tunisie, de se marier en cachette en avril 2011, espérant partir avec son jeune mari vers Malte ou l’Italie. La guerre les séparera, il est grièvement blessé, elle n’aura pas de nouvelles durant plusieurs mois.
Elle fume, elle pleure, souvent. Elle se sent « démolie ». Elle voudrait témoigner devant un tribunal mais elle sait bien que l’opprobre dans son pays sera tel qu’il la rendra infréquentable. « La femme est forcément coupable. » Sa vie est en danger, « Kadhafi a encore des fidèles. » Elle ne sait plus où se poser.