L’annonce surprise, le 12 novembre, de la création d’une « administration provisoire pour les régions du Kurdistan de l’Ouest », a immédiatement suscité un sentiment d’irritation dans les rangs de l’opposition syrienne. Elle a également provoqué de vives réactions de la part d’une partie de la communauté et d’un certain nombre de partis kurdes. Elle est en effet apparue à beaucoup comme un coup de poignard porté par le Parti de l’Union démocratique (PYD) dans le dos de la Syrie libre et démocratique à laquelle aspirent les révolutionnaires, toutes ethnies et confessions confondues.
Les détails de l’annonce
Validé par une assemblée d’une centaine de représentants appartenant à différentes ethnies et communautés confessionnelles, ce projet prévoit la création dans trois régions – la Jazireh, au nord-est du pays, Koubani (Aïn al-Arab) au nord du gouvernorat de Raqqa, et Afrin, à l’ouest d’Alep – de conseils généraux chargés d’assumer la gestion de ces zones durant une phase transitoire. Le suivi de la mise en place et du fonctionnement de ces conseils sera assuré par un comité de 61 membres, réunissant des Kurdes, des Chrétiens, des Arabes et des Tchéchènes. Ce projet avait fait l’objet d’un accord, le 8 septembre précédent, entre le Conseil du Kurdistan de l’Ouest, une structure politique et administrative à la dévotion du PYD, aile syrienne de l’ancien Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdallah Öçalan, et le Conseil national kurde (CNK), qui réunit l’ensemble des partis kurdes à la notable exception de ce même PYD et du Courant de l’Avenir kurde en Syrie du défunt Mechaal Tammo. Les deux Conseils avaient immédiatement entamé une série de réunions marathon avec le Mouvement démocratique assyrien, l’Union syriaque, le Parti communiste, d’autres partis de moindre importance, et les représentants de certaines tribus arabes.
Le contenu du projet
L’accord comportait les points suivants :
1 / création dans les 40 jours suivants d’un comité ad hoc de rédaction d’un projet de constitution temporaire,
2 / désignation par chaque partie de ses représentants au comité provisoire chargé d’organiser le processus électoral,
3 / mise en place par ce comité provisoire d’une administration provisoire immédiatement après la rédaction de la constitution temporaire,
4 / préparation par ce même comité d’une loi électorale démocratique,
5 / création par l’administration provisoire, seule autorité exécutive reconnue, des institutions nécessaires à son action dans tous les domaines, y compris la sécurité et la protection,
6 / chargées d’intervenir dans les régions à population kurde ou à populations mélangées, les forces de sécurité et de protection, soumises aux lois nationales et aux règlements internationaux, répondront de de leurs actes devant l’administration provisoire,
7 / organisées dans les 6 mois suivant la création de l’administration temporaire, les élections démocratiques pourront être contrôlées par des observateurs régionaux et internationaux,
8 / l’Assemblée générale élue fera office d’Assemblée législative pour l’ensemble des composantes sociales et des régions concernées,
9 / elle devra préparer une constitution conforme aux Droits de l’Homme et aux pactes internationaux.
Les explications du PYD
Pour rassurer partenaires et adversaires, Mohammed Saleh Muslim, président du PYD, a affirmé qu’il ne s’agissait pas à ce stade de mettre en place un gouvernement proprement dit, mais uniquement une Assemblée constituante de 82 membres, chargés de préparer la création d’un gouvernement intérimaire. Ce dernier pourrait voir le jour dans les trois mois à venir. Cette initiative visait à répondre aux besoins des Kurdes de Syrie, dont les municipalités étaient gérées depuis plus d’un an par des conseils locaux, élus pour remplacer les administrations désertées par une partie de leur personnel lors du retrait de la région des forces du régime. Dans un souci d’apaisement, il affirmait que cette « administration autonome serait civile, démocratique et ouverte à toutes les communautés ». Et il déclarait que ses forces étaient « prêtes à coopérer avec l’Armée libre et à envoyer des combattants kurdes dans les régions dans lesquelles celle-ci se battait ».
Mais ses propos n’ont pas davantage convaincu que ceux d’Omar Osseh, un député kurde de Damas élu à l’Assemblée du Peuple lors des législatives du 7 mai 2012 sur la liste de Mohammed Hamcho… et de l’insubmersible et inclassable Qadri Jamil.
Pour les activistes, le PYD ne participe pas à la révolution
Des activistes kurdes ont d’abord relevé que, sur les 35 partis, comités, unions, blocs, initiatives, associations ou organisations de la société civile rassemblés – ou censés avoir été présents, puisque certains l’ont nié… – pour faire nombre et pour donner du crédit à cette annonce, la majorité sont d’une manière ou d’une autre sous l’influence du PYD. Les quelques partis kurdes qui ont été associés à cette déclaration n’ont guère de poids, et ils ne peuvent prétendre représenter de quelque manière que ce soit l’autre partie prenante au projet, le CNK. La présence dans la liste du Mouvement de la Jeunesse révolutionnaire, pépinière de combattants pour les Unités de Protection du Peuple (YPG), bras armé du PYD, et de son pendant féminin, le Mouvement des jeunes Femmes révolutionnaires, souligne en réalité le fossé qui est allé en s’élargissant entre le Parti de l’Union démocratique et ses organisations satellites, d’un côté, et le mouvement révolutionnaire syrien, de l’autre côté, auquel les Kurdes, dans la Jazireh et ailleurs, se sont ralliés et ont apporté leur soutien dès la première heure. Bref, en sautant le pas sans concertation avec ses partenaires du Conseil national kurde, l’ancien PKK a confirmé ce que beaucoup pensent depuis longtemps à son sujet : sa culture politique d’un autre âge le pousse à se considérer, dans les régions sur lesquelles il a imposé son autorité par la force des armes et parfois par la terreur, comme le « parti dirigeant de l’Etat et de la société », autrement dit comme une sorte de clone kurde du Parti de la Renaissance (Baath) socialiste arabe.
Les partis kurdes critiquent une initiative unilatérale
Les représentants de plusieurs partis influents au sein du Conseil national kurde ont dénoncé pour leur part une initiative unilatérale, délibérément anticipée pour les exclure du jeu. Elle aura aussi « pour conséquence d’isoler les Kurdes du reste des Syriens ». Certains ont pris soin de souligner que leur opposition ne va pas au projet en tant que tel. Ils y voient plutôt une nécessité et c’est pourquoi ils avaient participé à son élaboration, au mois de septembre dernier. Mais, d’une part, ils désapprouvent le moment choisi pour cette annonce, et, d’autre part, ils dénoncent la volonté manifeste du PYD de confisquer la future administration provisoire, dont il veut faire un nouvel instrument de son influence et de son autorité sans partage sur les régions kurdes de Syrie.
S’agissant de l’annonce proprement dite, les partis du CNK ne croient pas un mot des protestations de démocratie du président du PYD. Il est évident pour eux que l’accélération provoquée par son parti constitue une réponse directe à leur décision d’adhérer finalement à la Coalition nationale syrienne (CNS) et de se rendre à Genève sous son chapeau. Il est sans doute utile de rappeler que, avec le soutien de ses partisans en Syrie et en Irak, Mohammed Saleh Mouslim avait tenté de s’imposer au sein de cette Coalition, en exigeant que l’entrée des Kurdes se fasse via le Haut comité kurde créé le 11 juillet 2012 sous l’égide de Massoud Barzani pour permettre au CNK et au PYD de travailler ensemble. Mais la CNS, qui ne voulait pas accueillir dans ses rangs l’intéressé, dont la collaboration avec le régime aux niveaux militaire et sécuritaire était de notoriété publique, n’avait donné son aval qu’à l’adhésion du seul CNK. Celle-ci avait précisément été entérinée le 10 novembre, lors de l’Assemblée générale de la Coalition qui se tenait ce jour-là à Istanbul.
Massoud Barzani à la rescousse
Le CNK a été conforté dans sa réprobation par un communiqué de Massoud Barzani. Dans un texte diffusé le 14 novembre, le président du Kurdistan d’Irak accuse le PYD « d’essayer par la force des armes et en accord avec le régime syrien d’imposer un état de fait et de faire croire qu’il contribue à la révolution dans le Kurdistan de l’Ouest. Mais de quelle révolution parle-t-il et contre qui la mène-t-il ? En réalité, c’est le régime qui lui a livré les régions » qu’il contrôle…
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Pour s’imposer comme le « parti dirigeant de l’Etat et de la société » kurde…
Cette affaire renvoie à un problème de fond beaucoup plus grave pour l’ensemble des Kurdes. Il ne concerne pas les idées et les propositions du PYD concernant l’autogestion des régions dans lesquels les Kurdes sont massivement représentés. La majorité des partis et de la société kurdes souhaitent disposer d’une marge de liberté et d’autonomie dans la gestion des régions du pays dans lesquels ils sont présents en nombre. Mais il touche au comportement de ce parti.
D’une part, le PYD n’a pas renoncé à des manières de faire qui s’assimilent à un rejet du jeu démocratique. Ce qui est en cause, c’est, comme pour le Hezbollah au Liban, sa propension à imposer ses volontés à ses partenaires politiques, en usant de la suprématie que lui confère le monopole de la possession d’une milice armée. Certes, Mohammed Saleh Mouslim a accepté, le 11 juillet 2012, sous la pression exercée par Massoud Barzani, de signer les « Accords d’Hawler » (Irbil), destinés à favoriser la concertation, le travail en commun et le partage de l’autorité, via un Haut Comité kurde créé à cette fin. Mais les dispositions de ces accords n’ont jamais été mises en oeuvre, le PYD ayant continué d’agir à sa guise, comme il l’avait toujours fait et à monopoliser la réalité du pouvoir, de Qamichli à Afrin.
… le PYD main dans la main avec les services de renseignements syriens
D’autre part et peut-être surtout, le PYD entretient, depuis le retour en Syrie de son président, des relations plus qu’ambiguës avec le régime et ses divers services de renseignements. Dans nombre de villes et d’agglomérations de la Jazireh, les moukhabarat ont adopté un profil bas dès le début de la révolution, en application des consignes de modération immédiatement données par Bachar al-Assad qui cherchait à ménager les Kurdes et espérait les tenir à l’écart du mouvement de contestation. Les agents des services sont évidemment restés sur place. Mais, pour entretenir la fiction de leur départ et donc de la « libération » des villes et de la région concernées, ils s’en sont remis aux miliciens de l’ex-PKK, rapatriés du Jebel Qandil ou recrutés sur place et organisés au sein des Unités de Protection populaire (YPG), pour faire à leur place le sale boulot. Les Kurdes de la région, leurs premières victimes, n’ont pas tardé à les considérer comme des supplétifs à la solde des services de sécurité.
La liste des exactions des YPG est trop longue pour figurer ici. On indiquera seulement qu’il ont mis en place des postes de contrôle sur les routes et à l’entrée des villes et des villages. Ils ont procédé à la fouille des véhicules et des citoyens. Ils ont obligé ces derniers à s’acquitter des bakchichs qui mettaient jadis de l’huile dans les rouages de leurs relations avec les forces de sécurité. Ils ont procédé à l’enlèvement et à la mise en détention d’activistes et de cadres des autres formations politiques. Ils en aussi assassiné quelques uns. Ils ont autorisé ceux qui avaient le blanc-seing de leurs patrons à passer de Syrie en Irak, et ils en ont empêché les autres. Ils ont organisé des trafics en tout genre avec les deux pays voisins. Ils ont interdit aux manifestants d’arborer le drapeau de l’indépendance, choisi par les révolutionnaires pour remplacer le drapeau actuel. Ils ont parfois même interdit le drapeau kurde… qui mécontentait leurs tuteurs et conseillers de l’ombre.
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La Coalition nationale : « coup de poignard dans le dos »…
La Coalition nationale a montré elle aussi l’étendue de son irritation pour ce que le professeur Burhan Ghalioun n’a pas hésité à qualifier de « coup de poignard dans le dos ». Selon elle, le PYD est une « organisation hostile à la révolution syrienne » et son initiative un « mouvement sécessionniste visant à diviser le peuple syrien en lutte pour l’édification d’un Etat uni, indépendant, libre, affranchi du despotisme et souverain sur toute l’étendue du territoire national ». En agissant comme il l’a fait, le PYD a montré qu’il « soutient le régime de Bachar al-Assad ». Il agit, « par son aile militaire, les Unités de Protection populaire, contre les intérêts du peuple syrien et les principes de la révolution ». Il ne se contente pas de « combattre les unités de l’Armée libre et de provoquer des crises pour contrecarrer ses efforts », mais il « s’abstient aussi de se battre contre le régime sur de nombreux fronts ».
… et rejet du gouvernement provisoire d’Ahmed Tomeh
Décidée par le PYD ou inspirée par le pouvoir en place à Damas, l’accélération de l’annonce d’une future administration autonome constitue de toute évidence une réplique à la publication de la composition du gouvernement provisoire d’Ahmed Tomeh. En dévoilant son intention de mettre en place ses propres structures de gestion, dans les régions sous son contrôle qui n’ont pas de raison d’échapper à l’autorité du gouvernement provisoire, le Parti de l’Union démocratique suggère qu’il ne reconnaîtra pas l’équipe mise en place par la Coalition. Pourtant la nomination d’un Kurde, Ibrahim Miro, au portefeuille des Finances et de l’Economie, puis la désignation d’un autre Kurde, l’avocat Zaradacht Mohammed, comme conseiller politique d’Ahmed Tomeh, montrent toute l’importance que celui-ci entend accorder à cette communauté marginalisée sous le règne du Parti Baath.
Mohammed Saleh Mouslim n’ira pas à Genève
Au lendemain de cette annonce contestée, Mohammed Saleh Mouslim a déclaré qu’il ne se rendrait pas à Genève sous une autre couverture que celle du Haut Comité kurde. Cette revendication est évidemment motivée par son absence remarquée de la liste constituée à cette fin par le Comité de Coordination des Forces de Changement démocratique… dont il est pourtant l’un des vice-présidents. Mais, en dépit des pressions exercées par Moscou sur les Kurdes, afin qu’ils se rendent unis au sein d’une délégation indépendante dans la cité helvétique, il y a peu de chance que le chef du PYD soit entendu. Sa dernière initiative renforce plus qu’elle n’affaiblit la conviction du CNK qu’il a fait le bon choix en entrant enfin dans la Coalition nationale et en contribuant à isoler ce « cheval de Troie » du régime, qui se faisait encore, à la fin du mois d’octobre, le porte-voix de la propagande officielle en soutenant qu’il n’y aurait « pas de solution en Syrie sans le maintien de Bachar al-Assad, dont le départ signifierait la mort pour deux millions d’alaouites » !