Surmonter la « naïveté suicidaire » traditionnelle

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La crise libanaise affecte toute la population et toutes les forces politiques. Elle révèle au grand jour la  » naïveté suicidaire  » des leaderships chrétiens selon l’expression de Bassam Abou-Zeid (1). Le projet de fédéralisme que débattent les penseurs et politiciens chrétiens se décline sur plusieurs tons qu’on peut regrouper en deux catégories. D’une part, une position centripète unitaire se réclamant de la décentralisation administrative prévue par les Accords de Taëf ; d’autre part, une position centrifuge pseudo-fédéraliste qui cache mal la crise profonde, identitaire et sectaire à la fois, qui en constitue le soubassement.

 

Les leaderships chrétiens ne peuvent plus se permettre de louvoyer et manœuvrer en vue de préserver le mode de vie féodal et clanique, qui prévaut en milieu rural surtout. Tel est le constat que fait Bassam Abou Zeid. Ils sont acculés au pied du mur. Ils savent qu’il ne sert plus à rien de faire jouer la traditionnelle fourberie qui est confondue, au Liban, avec l’intelligence politique. L’heure de vérité a sonné. Ils sentent que l’ère des familles de notables appartient au passé et que c’est cette tradition féodale qui attise en permanence le feu dormant sous les braises. La fourberie a souvent servi de prétexte, aux yeux des politiciens, pour prétendre protéger le pays de toute guerre civile en sauvant coûte que coûte la coexistence interconfessionnelle appelée, abusivement, « vivre-ensemble ». Le vrai « vivre-ensemble » est un « vivre-politiquement » entre individus, liés par un contrat social dans un État de droit. La coexistence de groupes interconfessionnels, par contre, est une des formes du tribalisme ou de la consolidation de différents clans au sein d’une même horde, comme c’était le cas au sein de la Horde d’Or des Tatars. Ce qui était valable au sein des clans du Mont-Liban du XIX° siècle ne l’est plus aujourd’hui. Les vieilles formules d’antan sont devenues inopérantes et contre-productives. C’est précisément cet ordre immuable de jadis qui constitue un des obstacles majeurs pour sortir le Liban de sa crise actuelle. Il suffit de contempler le triste spectacle des élections présidentielles. On voit des ambassadeurs, des délégués étrangers, sans compter les envoyés spéciaux se mêler de ce qui, en principe, ne concerne que les libanais eux-mêmes. Mais ces derniers, notamment chrétiens, n’ont cessé de faire preuve d’une incommensurable « naïveté suicidaire » en s’imaginant qu’ils peuvent tirer profit de tel ou tel sponsor étranger pour faire arriver au Palais de Baabda le candidat de leur clan. Le monde entier participe au jeu à tel point que le candidat présidentiel le plus en vue ressemble au fameux kôkpar ou bouzkachi, la dépouille d’une chèvre ou d’un bouc que les rudes cavaliers des hordes nomades s’arrachent dans leur jeu de rugby à cheval. Jusqu’au récent accord irano-saoudien, l’ordre du monde au Levant semblait immuable : d’un côté l’Iran des Mollahs et ses alliés, de l’autre l’Arabie et ses amis dont la France, tendre-mère pour de nombreux libanais. Aujourd’hui il faut déchanter. Il est clair que les Mollahs, les Russes, les Syriens, l’Arabie, la France, chaque pays du monde n’a d’autres soucis que ses propres intérêts. La sagesse dicte aux leaderships libanais de s’occuper du bien commun de leur pays et non des privilèges que leurs confessions respectives peuvent engranger. Et c’est là que les chrétiens ont la plus lourde responsabilité car il n’y a pas de salut dans toute solution confessionnelle et il leur appartient de donner l’exemple. Il est temps de se réveiller des illusions naïves qui faisaient croire que le monde entier viendrait au secours de l’enfant en détresse qu’est le Liban. Par « secours », on entend le maintien de l’ordre immuable de toujours.

Ce sursaut salutaire est une dynamique centripète réalisable dans un État unitaire quel que soit le type d’aménagement de son territoire. C’est précisément ce que prévoient les textes dont nous disposons. L’État centralisé de type jacobin n’est pas le modèle universel de l’État unitaire. Telle est, par exemple, la pierre angulaire de la formule belge.

Tel n’est pas le cas de la fédération suisse née en 1291 suite à un pacte mutuel des trois cantons de Schwyz, Uri et Unterwald qui se sont ligués ensemble pour défendre leurs libertés menacées par la montée en puissance des Habsbourg d’Autriche. Rares sont les clans politiques libanais qui ont un tel souci des libertés et des droits de tout un chacun. La plupart sont des clients obligés de tel ou tel état supposé fort et puissant leur permettant de parvenir au pouvoir suprême. La « naïveté suicidaire » consiste à croire que le protecteur ou le mentor fera tout ce qui est en son pouvoir pour permettre à son champion de réaliser ses rêveries illusoires.

Les clans libanais, sans exception, réalisent enfin que la protection étrangère demeure conditionnée par les intérêts du puissant protecteur. La France a ses intérêts propres qu’elle ne sacrifiera pas pour les beaux yeux de quelques libanais. Qui plus est, l’Arabie Saoudite a également ses intérêts spécifiques qu’elle n’entend pas sacrifier non plus pour quelques bouchées de tabboulé, de hommos et de kebbé consommées avec délectation au son des chansons de Fayrouz.

Face à une telle déconfiture, le réveil est douloureux. Il est dur de réaliser qu’on n’est pas le nombril du monde.

Une telle déception est dévastatrice parce qu’elle fait le lit de la pire des maladies socio-politiques : l’Identitaire, c’est-à-dire la réclusion sur soi, dans un ghetto faussement protecteur d’une identité pérenne qui refuse de suivre le cours de l’histoire.

Tout est-il perdu ? Les pertes sont déjà irréparables surtout depuis 2016. Le Liban a effectivement perdu son rôle. Que lui reste-t-il comme témoignage à apporter au monde, notamment à l’Orient arabe ? Ce n’est certainement pas la coexistence inter-religieuse. En la matière, les élèves du Golfe et d’Arabie ont déjà dépassé leurs maîtres de Beyrouth.

La vocation du Liban d’aujourd’hui au sein du monde arabe, ce sont les libertés et les droits de la personne humaine à l’intérieur de frontières souveraines. Les chrétiens du Liban, qui ont une tradition démocratique, sont appelés à témoigner pour cette prééminence de la dignité de la personne humaine sur celle de n’importe quel groupe ethnique, religieux, confessionnel, ou culturel. C’est cela la citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité aussi vénérable soit-elle.

Pour sortir de la « naïveté suicidaire » évoquée par Bassam Abou-Zeid, les leaderships chrétiens sont condamnés à s’unir, non autour d’un chef unique mais précisément autour du bien commun qui leur impose de renoncer enfin à l’esprit de féodalité, et de laisser élire un président hors du cercle étroit des quelques notables, anciens ou nouveaux, qui président chacun un parti politique.

Ici Beyrouth

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