« Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires; ils ne rendent point de sentences, ils lancent la foudre.» – Robespierre
En deux mois, à peine, le monde a changé de visage suite à l’incroyable «tsunami des peuples» qui déferle sur le monde arabe. Cette dynamique insurrectionnelle et révolutionnaire est probablement l’événement le plus marquant de l’histoire depuis la révolution Française de 1789.
Qui aurait dit que des foules, sincèrement musulmanes, se rassembleraient un jour pour affirmer haut et fort : « le peuple veut » au lieu d’entonner le cri de ralliement traditionnel : «Allah Akbar». Ces foules insurgées transmettent un message explosif, elles opposent un démenti cinglant à tous ceux qui croyaient que le monde arabo-musulman était passif car uniquement soumis à la seule volonté divine et n’avait pas de volonté propre. Aveuglés par des préjugés, plus ou moins inavouables, les intellectuels notamment d’Occident semblent décontenancés par l’accélération du cours de l’histoire et n’arrivent pas à appréhender le phénomène que les sociétés arabes sont en train de mettre en place. Quelques rares articles cependant ont fait preuve d’une grande lucidité, comme Olivier Roy qui parle du « post-islamisme » ou Elisabeth Roudinesco qui n’hésite pas à écrire : « « Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde arabe, et dont il faut se réjouir, c’est le … désir d’en finir avec la peste et le choléra : autant avec les dictatures qu’avec l’islamisme politique. N’en déplaise à certains de nos intellectuels craintifs… ».
La révolution de 1789 avait inauguré les temps modernes suite au long processus de sécularisation du christianisme commencé dès la fin du XIII° siècle en Europe grâce, entre autres, à l’influence de certains penseurs arabes. Lentement, face à l’absolutisme de la personne divine, manifesté par le pouvoir clérical, s’est progressivement affirmé la souveraineté de la personne humaine. C’est ce qui nous a valu les concepts modernes de « sujet autonome » et de « citoyen ». Mais la sécularisation du christianisme, religion très personnaliste, a aussi abouti à une re-divinisation de la société ce qui nous a valu les grandes utopies collectivistes et totalitaires des XIX° et XX° siècles.
L’Islam n’est pas une religion personnaliste. L’année 2011 inaugure peut-être une nouvelle modernité, qui s’harmonise mieux avec la mondialisation et ses réseaux. Cette nouvelle modernité, dont l’étincelle a jailli sous nos yeux dans le monde arabe, est moins « individualiste » que celle dérivant de la sécularisation du christianisme. Elle serait plus collective à cause du présupposé de la Oumma, caractéristique de l’Islam.
Ces foules éphémères sont en train de constitue, le temps d’un rassemblement, un être collectif doté d’une volonté commune et c’est cette dernière qui est le nouvel acteur politique au cœur des cités. Cette volonté a pu démanteler des dictatures et des régimes autocratiques. Peut-elle construire un ordre politique nouveau ? Rien ne permet de l’affirmer à l’heure actuelle.
Mais ces révolutions auxquelles nous assistons médusés, ont d’abord lieu dans la réalité virtuelle, celle des réseaux mondialisés de l’information. Dans un deuxième temps, elles se projettent dans la réalité matérielle, celle des places publiques. Mais l’Internet n’est pas le lieu du changement, il est celui de la mobilisation. Lorsque le pouvoir politique égyptien a bloqué les réseaux informatiques, la population insurgée a trouvé d’autres moyens de communication plus traditionnels.
Tous ceux qui, durant des décennies, ont voulu enfermer l’homme arabe dans le triple piège de la guerre sainte (jihad), de la brutalité terroriste ou de l’islamisme radical, doivent aujourd’hui revoir leur copie. La fameuse « rue arabe » n’est pas nécessairement faite de bataillons de fanatiques assoiffés de sang, elle est aussi faite d’hommes et de femmes capables du meilleur et du pire, comme tous les hommes.
A l’ère de la mondialisation, et grâce aux réseaux de l’Internet qui leur ont servi de substitut à un espace public inexistant, ces foules musulmanes sont peut-être celles d’une sécularisation sur un mode original. Elles transmettent un double message. Elles disent leur refus de l’islamisme politique ainsi que des bonnes vieilles dictatures issues des utopies idéologiques des XIX° et XX° siècles. Toute pensée et toute velléité totalitaire ou théocratique peuvent aujourd’hui trembler. Sans vouloir tomber dans un optimisme naïf, il n’est pas impossible qu’à moyen terme, le tsunami des peuples arabes puisse mettre en place un ou plusieurs modèles qui faciliteront une meilleure intégration des populations musulmanes d’Occident à leur environnement culturel.
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* Beyrouth
Publié dans L’Orient-Le Jour, mercredi 02/03/2011, p.5