Depuis mars 2011, la position de la Russie s’est caractérisée en Syrie à la fois par un total déni de légitimité de la révolution syrienne et, dans le même temps, par un soutien résolu – politique, diplomatique, financier et militaire – au régime de Bachar al Assad. Or, depuis quelques semaines, les Russes ont entamé un mouvement de repositionnement progressif. Il ne remet pas en cause le fondement premier de leur politique : le refus de reconnaître le caractère révolutionnaire du mouvement populaire syrien. Mais il incite à se demander ce qui pousse ainsi le Kremlin à bouger et à amorcer ce qui a toutes les apparences d’un début de changement de bord. Doit-il être mis en corrélation avec les incidents qui atteignent désormais la montagne alaouite ou le village d’Aqrab, dans le gouvernorat de Hama ? Quelle part peut-on attribuer dans cette évolution aux facteurs locaux et internationaux ?
Quitte à choquer, reconnaissons que la Russie énonce haut et fort ce que, s’agissant de la Syrie, les grandes puissances affectent d’ignorer dans les circonstances actuelles : le respect par les Etats de la souveraineté des autres Etats. Ce principe universel est destiné à prévenir les manœuvres de renversement et les manigances des Etats les uns à l’égard des autres. De ce premier point de vue, la politique syrienne de Moscou peut être qualifiée de « souverainiste » : le régime importe peu ; seul compte le gouvernement dont la souveraineté est reconnue. Cette position suscite la colère des Syriens, pris pour cible par les Mig qui figurent en bonne place parmi les matériels de guerre acquis à grands frais – on parle de plus de 12 milliards de dollars – par l’armée syrienne auprès de la Russie. Mais il faut reconnaitre aux Russes une cohérence qui fait défaut aux autres puissances. Elles tiennent des discours, affichent des intentions et font des promesses, mais elles n’assument pas leurs engagements. Déclarer qu’un régime est assassin et qu’il se livre à des actes odieux, devrait conduire, en bonne logique, à proposer aux victimes de ses agissements les moyens d’y mettre fin. Or ce n’est pas – du moins ce n’est pas encore… – le cas. Toujours délicate, la prise de décision est rendue encore plus complexe pour les Etats dans un contexte de nature révolutionnaire.
Le second trait de la politique russe vis-à-vis de la Syrie tient à des considérations d’ordre géopolitique. La zone prioritaire d’influence russe demeure le Caucase. Le Moyen Orient vient en second. Un jeu de domino, fondé sur les notions d’amis et d’ennemis, se joue dans ce cadre. Lors du « règlement » des questions caucasiennes, avec l’invasion de la Tchétchénie en 2000, sous la première présidence de Vladimir Poutine, suivie de l’affaire géorgienne, la Russie, qui entendait être à nouveau reconnue comme grande puissance mondiale, a compté ses soutiens et ses adversaires. Parmi ces derniers, la Turquie figure au premier rang, suivie des Etats-Unis, et enfin de l’Europe. L’opération militaire menée au printemps 2011 contre le régime de Mouammar Qadhdhâfî, que la France et la Grande Bretagne ont justifiée par une lecture extensive de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité, a été un camouflet pour la Russie : elle mettait en question sa puissance fraichement reconquise. Si, pour les Russes, la zone sud de la méditerranée centrale reste secondaire, il en va différemment pour ce qui concerne la Syrie. La mise à leur disposition d’une base militaire à Tartous et les avoirs financiers dégagés par le rééchelonnement de la dette syrienne placent la Syrie dans le camp des « amis de la Russie ». Cette relation a été renforcée, au début de la crise, par l’accueil réservé par la Turquie, puis par les puissances occidentales, à l’opposition syrienne. Pour cette dernière, la Russie, en apportant un soutien sans faille au régime qu’elle contestait, est devenue un ennemi régional majeur.
Le troisième trait repose sur une perception idéologique de la politique arabe. A l’image de ses prédécesseurs, Vladimir Poutine s’illustre par un anti-islamisme que l’on peut qualifier de primaire. Peu enclin par nature à laisser s’exprimer les oppositions, il considère comme un ennemi absolu celles dont les références ne sont ni laïques, ni chrétiennes. Elles sont pour lui une menace insupportable. Il appartient à un groupe politique que l’on peut qualifier d’éradicateur. Il a connu ses heures de gloires à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Pour lui, toute opposition, où que ce soit, qui ne prend pas ses distances avec les références musulmanes, doit être vigoureusement combattue. Cette obsession a été renforcée par l’aboutissement des soulèvements en Egypte et en Tunisie. De son point de vue, toutes les révolutions arabes sont dangereuses car elles sont détournées ou captées à leur profit par les islamistes. Devenu le grand défenseur de l’Eglise orthodoxe, dans laquelle il voit la meilleure expression de l’âme russe, il prétend faire de la laïcité un moteur de sa politique. Il s’agit là d’une attitude malheureusement classique des rapports entre l’Occident – Russie comprise – et l’Orient, qui voit le premier interdire ou dénoncer chez le second les idées ou les formes politiques qui ne lui agréent pas. Que de telles critiques soient en parfaite contradiction avec la démocratie et le respect du pluralisme énoncés par ailleurs n’importe pas. Enfin et surtout, le mouvement de contestation populaire a pris en Syrie une forme qui ne pouvait que susciter la réprobation du « démocrate » Poutine, dans la mesure où ce mouvement est fondamentalement révolutionnaire, réclamant une rupture radicale avec l’ordre existant et remettant en cause les fondements du pouvoir et de l’autorité. Entretenue par le courage quotidien des millions de Syriens qui, pour certains, ont pris les armes et, pour les autres, affichent leur solidarité en apportant à leurs compatriotes nourriture et médicaments, des actions considérées comme aussi criminelles l’une que l’autre par le pouvoir en place, cette vague de fonds démontre que ce n’est pas uniquement dans les cabinets que s’élaborent les politiques.
Pourquoi dans ces conditions les Russes ont-ils commencé à changer de position ? Ce n’est ni par volonté d’apaiser les tensions provoquées par le conflit entre les différentes composantes de la population, ni par peur d’un génocide alaouite. De tout cela, la Russie n’a que faire. Elle ne s’intéresse pas aux peuples, mais uniquement à sa propre politique. Que le régime syrien, qui est son « ami », manipule la carte confessionnelle, peu lui importe ! Que des Syriens meurent par milliers et que le pays connaisse des dommages, peu lui importe encore ! Que la Syrie soit bientôt réduite à un immense champ de ruine, cela ne lui fait rien non plus… ! La seule et unique préoccupation des Russes est que Damas se maintienne dans la ligne de Moscou. Pour ceux qui ont déployé les moyens que l’on sait dans le Caucase, l’écrasement militaire d’un soulèvement populaire n’a guère plus d’importance à Damas qu’à Grozny : un détail de l’histoire. De la même manière, le massacre dont le village alaouite d’Aqrab a été le théâtre – un massacre autour duquel, soit dit en passant, le régime en place garde un étrange silence… – n’est qu’un épiphénomène. Il ne mérite pas d’être consigné sur l’agenda russe. En revanche, d’autres points ressortent et s’imposent à leurs regards. Tout d’abord, à quelques exceptions près, l’Armée Syrienne Libre a désormais établi son autorité sur tous les espaces ruraux du pays. Ensuite, elle est en passe, comme nous l’avions annoncé dès le mois de juillet, de remporter les batailles urbaines de Damas et d’Alep. Enfin, sa victoire est aujourd’hui certaine. Elle est uniquement différée par les tractations et marchandages de couloir autour de l’opportunité de lui vendre – enfin ! – l’armement qu’elle réclame pour pouvoir maintenir ou envoyer au sol les avions qui survolent les plaines et les villes de Syrie, et, surtout, car c’est le plus urgent, pour être à même de mettre fin aux carnages. Aujourd’hui, la Russie réalise avec stupeur que tous les bastions du régime réputés imprenables sont, un à un, sur le point d’être conquis. La question n’est plus de savoir ni où bloquer les avancées de l’ASL, ni comment procéder à la reconquête des villes et régions perdues. Elle est de préciser le délai qui sépare de l’écroulement et de la défaite l’équipe sanguinaire au pouvoir en Syrie. Soudain, la Russie prend peur. Comment camper sur une ligne d’intransigeance alors que les révolutionnaires ont investi des quartiers proches de son ambassade à Damas ?
Dans une ultime tentative destinée à sauver ce qui peut encore l’être, la Russie relance donc l’initiative de Lakhdar Brahimi. Puis elle se prononce en faveur de modifications de structures. Mais elle s’abstient toujours de franchir le dernier pas, celui qui démontrerait qu’elle a réellement évolué : la reconnaissance que les Syriens sont engagés dans une véritable révolution. Son succès est pour eux conditionné au renversement du régime de Bachar al Assad, avec qui, ils en sont persuadés, aucune forme d’Etat de droit et de restauration de la paix civile n’est possible. Les Russes n’en sont pas encore là. En cherchant désespérément à trouver encore une place et un rôle à leur débiteur et leur protégé, ils se comportent comme celui qui, découvrant la guerre des polices et des gangs dans la Chicago des années vingt, réclamerait au plus vite l’élargissement des forces de sécurité aux principaux lieutenants d’Al Capone et le maintien temporaire en liberté de ce dernier. En contrepartie, celui-ci s’engagerait alors à être gentil…
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