Qu’est-ce que le shî‘isme ?

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Ce papier est un résumé des chapitres 1 et 2 de la troisième partie, Évolution historique du shî‘isme, de l’ouvrage Qu’est-ce que le shî‘isme ? de Mohammad-Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Fayard, 2004. Il retrace brièvement le passage du shî‘isme premier, doctrine ésotérique, initiatique et mystique, au shî‘isme actuel, doctrine juridico-politique qui s’est radicalement écartée de ses origines au cours d’un long processus de maturation, influencé par des figures notoires, dont la dernière en date est celle de l’ayatollah Khomeyni. Le point culminant de ce processus fut la prise de pouvoir en Iran par ce dernier, en 1979, par le déclenchement de la révolution islamique et l’instauration d’une république islamique s’appuyant sur le concept du « pouvoir ou régence du juriste » (walâyat al-faqîh), alors que les imâms historiques, ceux issus de la lignée du Prophète, interdisaient expressément aux fidèles la pratique politique.

(NB : les dates données sont pour la première celle du calendrier hégirien, et pour la deuxième celle du calendrier classique)

Rappel de notions fondamentales :

Sur un plan doctrinal :

On peut dire que le shî‘isme est la religion de l’imâmat. L’imâm (celui qui est devant, qui guide), figure centrale de la religion, objet d’un amour mystique, représente le « Guide », « l’Ami de Dieu » celui qui, non seulement succède au Prophète, mais représente sur terre son image ésotérique (walî), son pendant divin, la passerelle avec Dieu (walâya ou Alliance divine). On retrouve ici une des deux croyances shî‘ites de base en ce qui concerne le monde, il s’agit de la vision duelle.

Dans cette vision, toute réalité se manifeste à deux niveaux : le visible ou manifeste (zâhir), et l’invisible ou caché (bâtin). Elle est ainsi constitutive de binômes dans lesquels se combinent les deux niveaux, parmi lesquels : manifeste/caché, exotérique/ésotérique, Prophète /imâm ou walî, islâm (soumission)/îmân (foi), Noms et Attributs de Dieu/Essence de Dieu, majorité ou masse/minorité ou élite initiée, chaque élément étant le complément et le reflet de l’autre.

A contrario du sunnisme chez qui le concept d’imâm peut avoir des attributs qu’on pourrait qualifier de « temporels divers et banalisés », en tant que savant religieux ou animateur de prière collective par exemple, le shî‘isme originel a développé une conception sacralisée de l’imâm : il est là pour révéler le sens caché des choses, dont et surtout la Parole portée par les Messagers (rusul) et Prophètes (anbiyâ’). L’imâm a donc la charge de l’explicitation, ta’wîl, à une minorité d’initiés, c’est-à-dire à une élite, de ce qui a fait l’objet du tanzîl, ce qui a été descendu et révélé à l’homme par le prophète-messager, même si celui-ci maîtrise les deux niveaux (manifeste et caché). Ainsi l’imâm est-il dit le « Coran parlant ». Sur terre, il trouve sa matérialisation principalement par la lignée des imâms historiques, descendants de la famille du Prophète (les Gens de la maison du Prophète ou ahl al-bayt), aux nombres différents selon les courants shî‘ites, qui sont le lieu de manifestation et de révélation de l’Imâm métaphysique ou cosmique.

Toutefois, l’ésotérisme et la non-rationalisation ont prêté le flanc, à partir du IVe/Xe siècle, à la critique et à la mise à l’écart, voire à la persécution, par le courant rationaliste. Celui-ci, dans sa recherche de compromis avec le pouvoir abbasside sunnite en place, s’est appuyé sur l’idée de l’exagération des adeptes ésotériques et mystiques (ghulât).

Cette première vision s’accompagne d’une deuxième, non moins importante dans la compréhension de l’évolution du shî‘isme vers le courant rationaliste et juridico-théologique : il s’agit de la vision dualiste.

Comme la vision duelle, la vision dualiste est composée de binômes mais dans lesquels on pourrait dire cette fois que les éléments constitutifs sont en opposition. Elle touche à la cosmogonie, et envisage l’histoire de la création comme celle d’une guerre entre le Bien et le Mal. À la tête des forces du Bien se trouve l’Intelligence cosmique (ou la connaissance, al-‘aql). À la tête des forces du Mal se trouve bien entendu l’Ignorance cosmique (al-jahl). Il est important de noter ici le fond du concept de ‘aql, qui par la suite, sera dévoyé, dans leur démarche, par les rationalistes pour lui attribuer le sens de raison logique.

Parmi les binômes de la vision dualiste, on retrouve l’imâm et ses fidèles/les adversaires de l’imâm et leurs partisans, les guides de la lumière/les guides de l’obscurité, les guides de la justice/les guides de l’injustice.

Dans cette vision, la conception shî‘ite du monde est donc une conception guerrière, non seulement pour ce qui concerne la création du monde, mais aussi pour son fonctionnement ultérieur : l’humanité adamique est dominée par l’ignorance, et le conflit entre Bien et Mal va durer jusqu’au retour du Mahdî, le Sauveur eschatologique. En attendant, le monde est sous le règne des forces du Mal et de l’injustice.

Il en découle deux conséquences majeures sur la foi et la pratique :

1. le shî‘isme est fondamentalement une religion d’initiation, elle impose donc une obligation de discrétion, discipline de l’arcane appelée taqiyya ou kitmân, pour se protéger, pour protéger l’imâm, la doctrine, le secret, etc.

2. dans cet état de lutte, tout individu est impliqué, volontairement ou involontairement, et, dans le cadre de l’amour et de la fidélité inconditionnels qu’il porte à l’imâm par sa soumission à lui (walâya), il est appelé à se dissocier des forces du mal : la neutralité n’existe pas, et l’engagement qui lui est demandé le met sur la voie de « la transformation de la foi en expérience intérieure transformatrice ».

On voit donc, au travers des deux visions de base du monde, le sens, l’importance et la profondeur accordés par le shî‘isme premier au rôle et à l’image de l’imâm, bien illustrés par la phrase suivante du livre : « … l’imâm dans ses multiples dimensions, est bien l’alpha et l’oméga du shî‘isme. ».

Sur le plan historique :

La simplification de la chronologie historique, basée sur les études de Henry Corbin, laisse entrevoir quatre grandes périodes pour le shî‘isme :

– la première période couvre la vie des imâms historiques, l’action de leurs disciples, la naissance d’un « parti » de ‘Ali, et se termine avec la Grande Occultation (ghayba) du douzième imâm en 329/940 ; elle constitue, malgré les turbulences politiques, l’âge d’or de l’islam avec le foisonnement des arts, des sciences, de la pensée et des lettres, instituant ainsi l’ère de la « Renaissance et de l’Humanisme islamiques », baptisée l’« intermède persan », fenêtre temporelle entre la domination arabe d’origine et l’arrivée des Turcs d’Asie Centrale ; c’est durant cette période que va s’amorcer le tournant vers le shî‘isme rationaliste en raison de trois facteurs déterminants :

1) le développement d’un pouvoir shî‘ite sur un certain nombre de régions importantes des terres d’islam comme l’État zaydite au Yémen, la dynastie Fâtimides en Égypte et sur une grande partie d’Afrique du Nord, les Hamdânides sur certaines parties du Nord de l’Iraq et de la Syrie, et les Carmates dans le golfe Persique ;

2) la mise à portée de main des œuvres grecques et alexandrines dont la traduction en arabe, par des érudits arabes chrétiens, avait commencé au IIIe/IXe siècle ; ainsi, les juristes et théologiens musulmans ont-ils découvert et pris possession de nouveaux outils intellectuels et philosophiques dont la pensée aristotélicienne et le raisonnement logique, favorisant l’émergence d’une théologie rationaliste ; c’est là que le concept de ‘aql a changé de sens en basculant du registre de la mystique ésotérique à celui du rationalisme pur, pour devenir synonyme de raison après avoir représenté un élément métaphysique au service divin ;

3) enfin, l’impact de l’Occultation du douzième imâm, commencé en 329/940 : s’agissant d’une religion fondamentalement basée sur la figure de l’imâm, comme on l’a vu plus haut, l’absence de celui-ci va peser lourdement, de par ses conséquences (cf. ci-dessous), sur la trajectoire de la doctrine ainsi que sur la relation au pouvoir et la vie cultuelle ;

– la deuxième période s’étend jusqu’au VIIe/XIIIe siècle ; c’est la période des docteurs et des théologiens, des philosophes et des juristes qui élaborent les grandes œuvres des traditions shî‘ites duodécimaines, et pendant laquelle va se renforcer encore plus le tournant du shî‘isme ésotérique et non rationnel vers le shî‘isme rationaliste ;

– la troisième période va de la chute de Bagdad, capitale de la dynastie abbasside, aux mains des mongoles, jusqu’à l’instauration du shî‘isme comme religion d’État en Iran au début du Xe/XVIe siècle ; c’est aussi une période de riche production littéraire shî‘ite tant sur le plan de la doctrine que sur le plan mystique ;

– enfin, la quatrième période commence avec le règne des souverains safavides en Iran, accompagné de l’expansion « d’un savoir philosophique shî’ite, des formes de culture et de civilisation éclatantes », mais aussi et surtout de l’aboutissement d’une idéologie particulière au sein du shî‘isme, qui, comme énoncé plus haut, tendait à instrumentaliser la religion au sein de l’État, par l’émergence et l’affirmation d’un shî‘isme politique dont l’évolution s’est déroulée le long des périodes précédentes.

Sur les conséquences de l’Occultation :

Dans la doctrine shî‘ite originelle, certaines prérogatives relèvent exclusivement de l’autorité de l’imâm, à défaut à un délégué ou représentant nommément désigné par lui. Or, on comprend aisément qu’à partir de l’Occultation, la communauté shî‘ite s’est trouvée face à une problématique du fait que lesdites prérogatives devaient rester en suspens (mutawwaqif al-ijrâ’, ou sâqit) pendant l’absence de l’imâm.

Ces prérogatives étaient essentiellement ce qu’on a désigné par les Quatre Préceptes (al-ahkâm al-arba‘a) qui sont :

1) La désignation des juges-théologiens : ils sont les seuls à diriger les tribunaux religieux et à appliquer les peines légales (châtiments corporels et autres) ; en l’absence de l’imâm qui, dans son infaillibilité, désigne des juges dignes d’appliquer la loi religieuse, la question de savoir qui et comment s’est posée crûment, et a entraîné des controverses. Les Traditionnalistes, tenants de la position originelle (akhbâriyya), tenteront de se tenir à l’écart des affaires judiciaires, alors que les Rationalistes (uṣûliyya) aborderont la question, mais avec embarras et ambigüité tel qu’il en ressort de l’œuvre de al-Sharîf al-Murtadâ (m. 436/1044), disciple du shaykh al-Mufîd (m. 413/1022) considéré comme le fondateur du courant rationaliste. Le shaykh al-Tûsî (m. 460/1067), rationaliste de l’école de Bagdad, a théorisé dans son ouvrage al- Nihâya, les quatre qualités du bon juge : pleine possession de sa raison, connaissance du Coran et du hadith shî‘ite, connaissance de la langue arabe, piété et pureté morale. De même, al-‘Allâma (m. 726/1325), de l’école de Hillî, développa l’idée que les docteurs de la Loi qui exercent l’ijtihâd (effort d’interprétation personnelle), devenant ainsi des mujtahid, peuvent appliquer les peines légales. Ces deux savants vont influencer définitivement la doctrine en la matière, puisque les mujtahid deviendront ainsi les gardiens de l’orthodoxie shî‘ite.

2) La collecte des taxes religieuses et de l’impôt foncier : à l’instar de la désignation des juges-théologiens et de thèses développées à l’avantage du clergé, cette activité, malgré l’opposition de certains savants rationalistes, finit par tomber entre les mains des mujtahid, avec la mission d‘utiliser les fonds dans les intérêts de la communauté, ce qui les mit plus tard à la tête d’un pouvoir économico-financier considérable, leur assurant une indépendance vis-à-vis de l’État.

3) Les prières canoniques collectives, surtout celle du vendredi car elle est l’occasion du prêche (khuṭba) pendant lequel les problèmes de la vie pratique de la communauté sont abordés, avec bien évidemment des incidences sur le plan politique ; la pratique de la prière collective aurait été suspendue durant l’époque médiévale, du moins pour les shî‘ites duodécimains ; les choses ont commencé à changer à la période Safavide. Une littérature abondante, tant pour que contre la prière collective, finit par instituer la prévalence de l’opinion des mujtahid qui récupérèrent les deux activités (prière et prêche).

4) Le jihâd ou guerre sainte : il a été établi, pour la période de l’Occultation, que le jihâd offensif était déclaré en suspens, alors que le jihâd défensif était légal voire obligatoire en cas d’attaque extérieure. Les juristes-théologiens rationalistes, fidèles à leur allant, finirent, après moult débats et polémiques durant l’ère Safavide, par s’approprier cette prérogative imamite avec une illustration remarquable lorsque le shaykh Ja‘far Kâshif al-Ghitâ’ (m. 1227/1812) autorisa le souverain Qâjar Fath ‘Alî Shah, allié de Napoléon, à mener la guerre sainte contre le tsar.

Il est utile de préciser qu’une des attributions aussi de l’imâm était de donner des solutions à tout cas juridique qui n’était pas traité dans le Coran ou dans les hadîths, ces deux éléments formant les deux seules sources du droit canonique, le deuxième interprétant et explicitant le premier. Tout autre système de référence était rejeté, en dehors de l’intervention des imâms bien entendu, et à fortiori, et sur indication explicite d’eux, le raisonnement analogique (qiyâs), l’opinion personnelle (ra’y) et l’effort d’interprétation personnelle (ijtihâd).

Synthèse de l’évolution du shî‘isme ésotérique et non rationnel vers le shî‘isme juridico-théologique et rationnel :

Vers le milieu du IIIe/IXe siècle, à l’époque des quatre derniers imâms, la communauté shî‘ite était noyautée par trois groupes d’influence :

1. Les savants religieux, docteurs de la Loi et gardiens de l’orthodoxie doctrinale ; ils siégeaient dans des sites éloignés de ceux des imâms ;

2. Les familles aristocratiques, qui, de par leur importance, côtoyaient et servaient l’état abbasside dans l’objectif de l’infiltrer pour augmenter leur pouvoir et influencer celui en place ;

3. Un ensemble hétérogène de groupes conduits par des chefs animés d’un esprit révolutionnaire et/ou religieux à caractère messianique, qui tentaient eux aussi de prendre le pouvoir.

Ce dernier ensemble fut définitivement éliminé par l’alliance des deux premiers qui n’ont pas hésité à s’appuyer sur le pouvoir abbasside dans leur action. Une illustration parfaite de ce processus se trouve dans l’épisode du procès et de l’exécution du mystique notoire al-Hallâj (m. 309/921), « inquisition » dans laquelle Abû Sahl al-Nawbakhtî, de la grande famille du même nom, a mené les juristes-théologiens de Bagdad et de Qumm.

En 334/945, quelques cinq ans après le début de la Grande Occultation, commence le règne des Bouyides, grande famille aristocratique du nord de l’Iran, après avoir supplanté les autres. Dans un contexte marqué par des turbulences politiques, puisque prévalait le souci du maintien du calife tout en jouant d’influence efficace, ainsi que par les effets de l’Occultation, les docteurs de la Loi, portés par l’enthousiasme de la découverte du raisonnement dialectique qui leur ouvrait les portes de la controverse, se sont attelés à adapter la religion au rationalisme ambiant, en nuançant d’abord les anciennes doctrines jugées déviantes et non orthodoxes, et en les écartant parfois définitivement.

Ainsi, pour commencer, comme on l’a déjà vu, le concept de ‘aql changea de sens : d’intelligence du sacré, « preuve extérieure » de Dieu comme l’imâm en est la « preuve extérieure », il prend l’habit de la raison logique aristotélicienne. Ainsi, pour s’éloigner de la doctrine première qui a connu un corpus riche en traditions , socle du développement mystique et non rationnel de la croyance, ils se sont appuyés sur le nouveau ‘aql pour revisiter ledit corpus en développant une science critique du hadîth et en l’expurgeant de traditions jugées inauthentiques car absurdes ou attribués à des « hérétiques extrémistes » ou « exagérants » (ghulât, pluriel de ghâlin).

Après la position ambiguë de shaykh al-Mufîd qui, tout en embrassant la spéculation rationnelle, réfute l’ijtihâd au motif qu’il s’assimile au raisonnement analogique, son disciple Al-Sharîf al-Murtadâ introduit, lui, explicitement l’outil de l’ijtihâd. Puis, à la suite, le shaykh al-Tûsî, dans son travail de compilation et de révision systématique des hadîths , finit par ériger le droit au rang de discipline religieuse la plus importante, ouvrant ainsi la voie à l’introduction de deux autres sources du droit canonique en sus du Coran et du hadîth : d’abord le ‘aql et son accessoire, l’ijtihâd, ensuite le consensus des juristes (ijmâ‘) à condition de ne pas être contraire à la Tradition. Les mujtahid, non seulement s’émancipèrent ainsi de la figure de l’imâm, mais ils prirent sa place centrale.

Sur le plan politique, ensuite : nous avons vu que l’enseignement explicite des imâms aux fidèles était de rester à l’écart de la pratique politique. De même, pendant l’Occultation, tout pouvoir est considéré par nature injuste jusqu’au retour du Mahdî. Or, les besoins d’organiser et de sauvegarder la vie religieuse de la communauté, ainsi que de promouvoir ses droits à l’intérieur d’un monde dans lequel le pouvoir était exercé par une autorité non shî‘ite (les abbassides), ont amené savants et philosophes shî‘ites à élaborer des thèses de contournement et d’adaptation. Le travail des docteurs aboutit à l’émergence du concept de « La collaboration avec le pouvoir » (al-‘amal ma‘ al-sultân) ou « L’exercice du pouvoir » (‘amal al-sultân), basé sur le postulat qu’ils peuvent, voire doivent, collaborer, dans l’intérêt de la communauté, avec un pouvoir injuste mais légitime, ce qui est le cas des Bouyides, shî‘ites convaincus et prêts à restituer celui-ci au Mahdî, alors que le pouvoir abbasside est injuste et illégitime (comme tout pouvoir non shî‘ite, plus généralement). À partir de là, les concepts de justice et d’injustice vont devenir le centre de préoccupation de la pensée politique shî‘ite.

Al-Sharîf al-Murtadâ va ainsi développer l’idée que celui qui prend la charge de défendre les droits de la communauté sous un pouvoir injuste ou illégitime agit tacitement sur ordre de l’imâm caché, le véritable souverain juste, que cette mission est donc obligatoire, et que les fidèles lui doivent alors obéissance. Le shaykh al-Tûsî complètera avec nuance l’approche : tout pouvoir, shî‘ite ou pas, qui se conforme à la Loi canonique shî‘ite est juste. Il se fonde sur la doctrine de la Grâce divine (lutf) selon laquelle Dieu, dans Sa justice, ne peut laisser ses fidèles vivre éternellement sous un pouvoir injuste. Pour lui donc, la collaboration des docteurs avec un tel pouvoir n’est pas obligatoire mais seulement souhaitable. Il est clair que la thèse d’al-Tûsî écarte la doctrine originelle du règne de l’injustice, exposée plus haut dans la vision dualiste, ainsi que celle du pouvoir juste exclusivement attribué aux imâms. Il y aurait donc possibilité d’un pouvoir juste pendant l’Occultation.

Succédant à la période Bouyide (fin 447/1055), le règne des Turcs seldjoukides clôt non seulement la période abbasside mais aussi celle de la production théologique de Bagdad pour ouvrir celle de Hilla, une autre ville irakienne, vers laquelle s’est déplacé le centre intellectuel suite à l’application d’un sunnisme rigoureux et une violente répression des shî‘ites. Les savants rationalistes vont, durant cette période, renforcer et parachever la démarche entamée par leurs prédécesseurs de Bagdad. Il en sera de même après l’invasion mongole à partir du milieu du VIIe/XIIIe siècle. Ibn Tâwûs (m. 664/1266), un des plus grands savants imamites de la période, va parfaitement illustrer la position shî‘ite en affirmant : « Le souverain infidèle et juste est supérieur au souverain musulman et injuste. ». De même, Muhaqqiq Hillî (m. 676/1277) et al-‘Allâma, déjà cité, vont contribuer respectivement à asseoir l’autorité juridique, et affirmer l’ijtihâd. Ce dernier développe le concept de taqlîd (imitation ou émulation), corollaire de l’ijtihâd : les fidèles, dans leur majorité, ne sont pas en capacité de pratiquer l’ijtihâd, ils doivent donc s’en remettre aux savants religieux, les mujtahid, en les imitant. Toutefois, les décisions de ces derniers ne valent que durant leur vie, ce qui instituera une sortie de transmission auto-amplificatrice au sein de la classe des juristes-théologiens, effaçant encore un peu plus le rôle de l’imâm historique.

La période de turbulence postmongole à partir du VIIIe/XIVe siècle connaîtra l’apparition de différents mouvements et sectes à caractère gnostique et messianique jusqu’à l’apparition de Shâh Ismâ‘îl qui, en se proclamant réincarnation de tous les imâms, fonda la dynastie safavide (907 à 1135/1501 à 1722) et imposa par la force le shî‘isme duodécimain comme religion d’état au début de son règne.

Pour consolider l’idéologie politico-religieuse, face au pouvoir califal sunnite, le pouvoir safavide « importa » de nombreux savants religieux et juristes d’autres régions (Syrie, Irak, Bahrayn). La population locale des docteurs de la Loi, ainsi enrichie par cet apport, connut un foisonnement qui aboutit à sa constitution en un clergé de mieux en mieux hiérarchisé et de plus en plus puissant. Cet ensemble fut à l’origine « d’une véritable renaissance shî‘ite », et c’est durant cette période que les prérogatives réservées à l’imâm basculeront aux mains des mujtahid (cf. les conséquences de l’Occultation plus haut) avec un événement notoire : l’attribution du titre de « représentant de l’imâm caché » par Shâh Tahmâsb Ier au juriste-théologien Muhaqqiq Karakî (m. 965/1557), à la même époque où Zayn al-Dîn al-‘Âmilî (m. 965/1557) établit l’idée que les « représentants » historiques de l’imâm caché pendant l’Occultation mineure pouvaient être qualifiés de « représentants particuliers », alors que les mujtahid pouvaient être qualifiés de « représentants généraux » de l’imâm pendant l’Occultation majeure.

Notons quelques autres étapes pour clore cette évolution : la création au XIIe/XVIIe siècle d’un véritable ministère des Affaires religieuses dirigé par un dignitaire religieux en tant que « shaykh al-islâm » (maître de l’islam) ; le recours, semble-t-il, pour la première fois par Mullâ Ahmad Narâqî (m. 1245/1830) à l’expression « walâya al-faqîh » (qui exclut toutefois la fonction de gouverner) ; l’apparition, au début du XIIIe/XIXe siècle de deux nouveaux concepts : la théorie du mujtahid le plus savant, dite a‘lamiyyat, et le concept de « source d’imitation par excellence », dite marja‘iyyat ; et enfin, la politique de laïcisation et de modernisation entreprise par Mohammad Reza Shah, fondateur de la dynastie Pahlavi (1925-1979), qui cristallisa la colère de certains milieux religieux et finit par préparer le terreau à l’éclosion de la doctrine khomeyniste.

Conclusion :

Ainsi donc, les mujtahid s’étaient arrogés graduellement, à l’issue d’un processus long de plusieurs siècles, la capacité de parler au nom de l’imâm caché, et avaient définitivement assis leur nouveau rôle doctrinal, théologique, juridique et cultuel après dévoiement et reniement de la doctrine initiale.

Jusqu’à l’arrivée de Khomeyni, on peut dire qu’il y avait peu ou prou un consensus pour admettre la séparation entre le gouvernement politique du souverain (saltana) et le pouvoir religieux du juriste (walâya), entre la politique séculière (‘urfî) et celle religieuse (shar‘î), même si, conceptuellement, les savants prônaient une inséparabilité entre les deux domaines, et que certains, à l’instar de Ibn Makkî al-‘Âmilî (m. 789/1384), réclamaient déjà un droit de regard des mujtahid sur la politique mené par le souverain.

Khomeyni, lui, a développé sa doctrine politique du « pouvoir absolu du juriste par nomination » (le juriste au pouvoir est nommé par des pairs, « représentants de l’imâm ») en s’appuyant sur les arguments au cœur desquels le juriste détient les mêmes pouvoirs que les saints législateurs (le Prophète et les imâms), qu’il doit utiliser aux fins d’abattre, avec l’aide du peuple guidé par les docteurs de la Loi, un pouvoir injuste, pour mettre à sa place un gouvernement islamique seul à même de garantir la sauvegarde des principes religieux fondamentaux.

trolliet.guy@wanadoo.fr

* Paris

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