Que se passera-t-il, de Moscou jusqu’en Sibérie, si l’Ukraine l’emporte ?

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LA PEUR du chaos qui suivrait un effondrement du régime de Vladimir Poutine. C’est le scénario que redoutent de nombreux dirigeants occidentaux, et c’est précisément pour l’éviter qu’ils reproduisent les erreurs de leurs prédécesseurs en hésitant à armer plus vite et davantage les Ukrainiens.

 

En 1991 déjà, François Mitterrand avait alerté contre le « risque de désordre » qui accompagnerait selon lui l’effondrement de l’Union soviétique, pourtant déjà enclenché. Il l’avait dit clairement à Gorbatchev : « La dislocation de l’URSS serait une catastrophe historique contraire à l’intérêt de la France. » C’est au nom de cette peur que l’ancien président socialiste avait tenté de sauver l’URSS. C’est encore au nom de cette peur que les dirigeants occidentaux ont si longtemps fermé les yeux sur les crimes de Vladimir Poutine, et qu’ils rêvent aujourd’hui d’un rapide retour de la paix.

Bien sûr, les scénarios du chaos existent. Une importante défaite militaire russe en Ukraine pourrait entraîner un désordre politique interne capable de paralyser le pouvoir à Moscou. Si Vladimir Poutine était évincé du pouvoir, son ou ses remplaçants « seraient pires ». C’est en tout cas la conviction d’Emmanuel Macron, qui fait référence à Evgueni Prigogine, le patron sans foi ni loi de Wagner, ou à Nikolaï Patrouchev, le faucon du Conseil de sécurité de la Russie. À la faveur de la guerre, les groupes armés, souvent dirigés par des ultranationalistes, se sont multipliés : Wagner, milices tchétchènes de Kadyrov, armée régulière, armées privées au-dessus des lois… En cas de vacance de pouvoir à Moscou, l’anarchie guette.

Elle guette aussi dans les régions dont les ressources et les hommes sont saignés par les dirigeants de Moscou, et aux confins de la Russie où les voisins manifestent des ­velléités de s’émanciper de la tutelle violente et dictatoriale du Kremlin. Déjà, le Kazakhstan commence à prendre ses distances. Le Tadjikistan, le Kirghizstan et l’Arménie ont noté l’absence de la Russie pendant les crises ou les conflits récents qui les ont secoués. C’est le scénario d’un nouvel éclatement de l’Empire russe, une deuxième mort de l’URSS après celle, inachevée, de 1991. Ou, selon la formule de l’ancien diplomate, Gérard Araud, « la deuxième guerre de succession d’URSS ». Rarement les risques de désintégration n’ont été aussi forts depuis le début des années 1990. « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un Empire », avait coutume de dire l’ancien président du Conseil à la sécurité nationale américain, Zbigniew Brzezinski. Va-t-on, alors, vers le crépuscule de l’impérialisme russe ?

D’autres considèrent que c’est au contraire le maintien de Vladimir Poutine au pouvoir qui porte les germes du chaos, de l’anarchie et de la guerre civile en Russie. « Si la Russie s’effondre, il ne se passera rien », pense Akhmed Zakaïev, le chef du gouvernement tchétchène en exil. En revanche, « tant que subsiste l’Empire russe, personne ne sera à l’abri de la menace russe ». Le maintien de Vladimir Poutine au pouvoir, la victoire du Kremlin en Ukraine ou le gel du conflit sont considérés par la plupart des spécialistes comme un danger plus grand de désordre en Russie que l’effondrement du pouvoir. « Plus longtemps le régime de Vladimir Poutine demeure en place, plus les risques de chaos sont grands : qu’on imagine ces hordes de soldats habitués au pillage et aux violences refluant sur le territoire russe », prévient la spécialiste Françoise Thom dans un article pour Desk Russie. « Une victoire rapide de l’Ukraine suivie d’une chute du régime poutinien est à la fois dans l’intérêt des Occidentaux et dans celui des Russes », poursuit-elle.

Certains évoquent pour la Russie un scénario de type Corée du Nord. Un régime qui se referme sur lui-même et se transforme en forteresse, maintenant l’Empire et la population en autarcie sous la dictature de Vladimir Poutine, jusqu’à former ce que Françoise Thom appelle un « corps gelé ». Le politologue Bruno Tertrais n’exclut pas, quant à lui, un scénario « Mordor », c’est-à-dire « un pays noir, une contrée désolée dans laquelle les forces du mal préparent leur revanche ». Un nouveau « temps des troubles » qui serait marqué par « l’ensauvagement » de la Russie, sa criminalisation et la poursuite de l’exode de ses cerveaux et de ses classes moyennes.

Il existe pourtant un scénario optimiste incluant le départ de Vladimir Poutine. C’est celui de l’opposant et ancien champion du monde Garry Kasparov. Sans nier les dangers du vide qui suivrait un départ de Poutine, par exemple si les Ukrainiens réussissent à reprendre la Crimée, il ne croit pas à une désintégration de la Russie. « L’exemple yougoslave est un mauvais exemple. Tout dépendra de la capacité du nouveau gouvernement à gérer la transition. La Russie a déjà connu des règles démocratiques, elle peut à nouveau les appliquer si l’Occident l’aide en élaborant un projet avec elle. Il faut transformer les relations entre le centre et les régions. » De nombreux opposants, comme lui, militent pour une décentralisation de l’immense Russie. C’est le cas de Leonid Gozman : « Les tendances centrifuges existent en Russie moins à cause des intrigues de l’étranger qu’à cause du pillage systématique des ressources du pays par la clique gravitant autour du Kremlin. Si les régions sont autorisées à conserver les richesses qu’elles produisent, à installer l’eau courante et le gaz, elles seront d’accord pour appliquer les réformes du nouveau gouvernement. » C’est aussi le projet de l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski, qui vit en exil après avoir passé dix ans dans les geôles de Poutine : « Si Vladimir Poutine perd vite militairement, il sera contraint de quitter le pouvoir. Son successeur rétablira des relations avec l’Occident ou il sera à son tour renversé. Dans ce pays immense qu’est la Russie, la démocratie devra, selon les régions, avoir des facettes différentes. On ne voit pas la démocratie de la même manière selon qu’on appartient aux régions européennes de la Russie ou à l’Asie centrale. Mais après tout, les pays Baltes ont réussi à transformer leurs services de sécurité avec succès. Pourquoi pas la Russie ? »

LE FIGARO

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