L’observateur ordinaire demeure médusé par les violences inouïes qui ont lieu, de nos jours, dans les pays arabes du Proche et du Moyen Orient, ainsi qu’au Yémen, en Libye et ailleurs. On a l’impression que toutes les amarres sont rompues et que plus rien ne retient les instincts les plus vils et les plus bas de l’homme. Certes, de telles horreurs font partie intégrante des guerres que les hommes se sont toujours livrées. Mais, traditionnellement, la guerre, quand elle n’est pas civile, se déroulait au front, dans un lieu à part pourrait-on dire. Derrière les lignes, un semblant de vie normale se poursuivait. La vie des sociétés des pays en guerre se déroulait à deux vitesses pourrait-on dire et l’écho du front demeurait lointain.
Aujourd’hui, la guerre et ses violences les plus atroces sont vécues en temps réel grâce aux media. La brutalité et la cruauté s’installent au milieu de nos demeures. Nous croulons sous les images de spectacles inhumains. Cette indigestion médiatique exerce, insidieusement, un effet de mithridatisation sur notre conscience morale. Petit à petit, nous nous habituons à ces images, elles font partie de notre quotidien.
L’accoutumance ainsi induite nous fait presque oublier la réalité concrète de tant d’horreurs. La réalité elle-même devient un spectacle face auquel nous nous contentons de réagir émotivement : dégoût, réprobation, haut-le-cœur, condamnation. Passer à l’action concrète semble être superflu voire inutile. En effet, à quoi sert-il de changer quoi que ce soit au scénario d’un film ? Si on est dérangé par le spectacle, il suffit de se déconnecter de la source médiatique et de rentrer dans le cocon de son propre confort.
Et pourtant, le drame actuel du Monde Arabe est un ébranlement majeur dans cette aire géographique centrale de l’histoire humaine, l’Euro-Méditerranée. L’actualité récente a invariablement montré, depuis la première guerre du Golfe jusqu’aux soulèvements arabes, combien sont cruciales, pour la stabilité géopolitique de cette vaste région, la situation en Mésopotamie syro-irakienne, dans le Golfe Arabo-Persique, mais aussi dans le Caucase, en Mer Noire et en Ukraine. Le noyau de cette aire centrale est essentiellement euro-arabe. Certains préfèreront parler de l’espace islamo-chrétien, bien qu’une telle notion, utile certes, demeure quelque peu réductrice pour rendre compte de la complexité du problème.
Un siècle après le début de la Première Guerre Mondiale, il est légitime de se demander : que deviendront les frontières nées du démantèlement des empires centraux en 1918, notamment celles de l’Empire Ottoman ?
L’observateur le moins averti est en mesure de comprendre qu’au Moyen Orient, le tracé de ces frontières est presque caduc. Il est devenue une simple virtualité, aux yeux des forces de facto qui se livrent une guerre sans merci. Le récent Etat Islamique ou Daesh en est une démonstration flagrante. Mais le fait de mobiliser une quarantaine de nations pour faire la guerre à ce qui n’est pas un état mais un réseau de la terreur, indique tant le statut ambigu de ces frontières que l’importance vitale de la question.
Nul n’est en mesure de prédire l’évolution du conflit sur le terrain ni quelle issue il pourrait connaître. Mais tout le monde appréhende les conséquences à moyen et long terme de toutes ces violences. Tout un chacun sent qu’un monde est terminé et qu’un autre est en gestation. Dans le clair-obscur de ce qui n’est plus l’obscurité de la nuit, et pas encore la clarté du jour, tous les fantômes de l’ombre continuent à rôder. De quoi sera donc fait demain ? Qu’est ce qui émergera donc de toutes ces ruines ?
La situation actuelle de l’Orient n’est pas sans rappeler celle qui prévalait en Europe durant la Guerre de Trente Ans et qui s’acheva par les traités dits de Westphalie. Les guerres de religion de l’époque virent le morcellement du Saint Empire Romain Germanique en plus de 350 entités politiques ainsi que le renforcement de la puissance de la France et de l’Autriche. Mais l’ordre international, instauré par les traités en question, fit régner une sorte de statu quo et créa le concept de souveraineté de l’Etat moderne. Verrons-nous, de même, un morcellement similaire du Levant ? L’aspect religieux du conflit sunnito-chiite, qui cache mal l’affrontement d’intérêts stratégiques majeurs, aboutira-t-il à un ordre de type Westphalien, qui mit fin aux guerres entre catholiques et protestants en Europe ? Verrons-nous un morcellement du Levant en une sorte de réseau d’états métropolitains comme il en a toujours existé dans le Croissant Fertile? Ou, au contraire, verrons-nous l’émergence de grands empires à l’image de tous ceux qui ont dominé le Levant : Achéménide, Séleucide, des Romano-Byzantin, Sassanides et Ottoman ? Il est encore trop tôt pour répondre à ces interrogations cruciales.
Quel que soit l’issue des conflits actuels, et de l’ordre politique qui suivra, il est impératif de se doter d’une vision prospective qui tienne compte de plusieurs paramètres stratégiques de premier ordre :
1. La nécessité impérative de maintenir la Méditerranée comme mer ouverte qui ne soit pas commandée du milieu de l’immense Eurasie. Ceci implique, entre autre, d’assurer la sécurité de la ligne Mésopotamie/Golfe.
2. La nécessité impérative de susciter une collaboration et un partenariat efficaces entre les pays du pourtour méditerranéen, dans tous les domaines.
3. La nécessité de tout mettre en œuvre pour favoriser le vivre-ensemble en Méditerranée, d’autant plus que la transhumance des peuples pose des problèmes quasi insolubles d’intégration culturelle et de sécurité.
4. La nécessité d’un développement durable dont profiteraient tous les peuples de l’immense espace euro-méditerranéen, ou mieux euro-arabe, depuis l’Atlantique jusqu’au Golfe Arabo-Persique.
La violence la plus extrême a des limites. Une fois qu’on a tout détruit, que pourra-t-on faire de plus sinon vivre-ensemble ? Les paramètres précédents, constituent une sorte d’assise pour imaginer la stratégie à long terme de demain, quel que soit la forme de l’ordre politique qui pourra succéder à toutes ces violences car il s’agit, avant tout, d’une dynamique générale. Une stratégie pour faire quoi exactement ? Le maître-mot est : la reconstruction.
Reconstruire les contrées et les pays. Refaire les infrastructures et les moyens de communication. Mais aussi, et surtout, reconstruire l’homme de l’Orient arabe et lui garantir sa dignité et ses droits. Ceci implique de vastes programmes dans plus d’un domaine. Ce faisant, on peut espérer pacifier les relations entre les peuples, les sociétés et les cultures de l’ensemble géographique euro-arabe.
De manière concrète, il s’agit d’implanter une sorte de Plan-Marshall pour l’Euro-Méditerranée. Un tel plan s’avère indispensable. Ceci dépasse de loin, en ampleur et en ambition, le processus de Barcelone dont les fruits sont maigres. Ce nouveau Plan-Marshall ne peut se concevoir sans un authentique partenariat euro-arabe. Les acteurs institutionnels potentiels ne manquent pas et ils sont nombreux. Mais deux d’entre eux se distinguent particulièrement : l’Union Européenne et le Conseil de Coopération du Golfe. Ce sont sans doute, aujourd’hui, les deux mamelles de la Méditerranée mais aussi ses deux garants.
Un protocole de coopération à long terme entre ces deux instances est-il envisageable ? La réponse est entre les mains d’hommes politiques visionnaires, courageux et de bonne volonté. L’Union Européenne a le savoir-faire et des moyens financiers, le Conseil de Coopération du Golfe dispose de moyens financiers impressionnants. Les intérêts de l’UE et du CCG se rencontrent en Méditerranée et au Levant. On voit mal quels autres partenaires pourraient assurer la reconstruction du monde arabe sur tous les plans et, ce faisant, garantir la durabilité de son développement ainsi que le vivre-ensemble pacifique entre les peuples et les cultures de l’Euro-Méditerranée.
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Beyrouth le 14/10/2014
* Antoine COURBAN, Professeur des Universités. Médecin. Philosophe. Ecrivain.