Pour un contrat de citoyenneté responsable

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Au milieu des ordures qui pourrissent sous le soleil torride du Liban, l’Etat poursuit son inexorable agonie, étouffé et asphyxié par les réseaux organisés du banditisme mafieux et politique qui le paralysent. Si ces associations de la malfaisance sont aussi efficaces dans leur entreprise criminelle c’est parce que leurs moyens de contrainte, à l’image de tel arsenal, sont des outils sectaires qui permettent à tel ou tel groupe de prendre en otage toute la société et d’empêcher l’émergence de toute forme de contrat social entre les individus. Tant que la logique de la force du groupe prédominera sur les droits de l’individu, il ne faut pas espérer une fin prochaine du cauchemar libanais actuel, qu’on peut résumer en parlant de détournement et d’aliénation de la souveraineté du peuple, pierre angulaire de l’état moderne à régime démocratique, au profit du groupe identitaire le plus puissant.

Au milieu des ordures et des immondices, se répandent les miasmes d’une vérité putride : au Liban, la souveraineté n’est pas celle « DU » peuple mais « DES » peuplades sectaires proportionnellement à leur capacité respective de nuisance. On a vu et entendu, à l’occasion du nauséabond scandale des détritus, comment nos ordures elles-mêmes peuvent servir d’argument puant à la logique identitaire et confessionnelle.

Au milieu de toute cette pourriture, on peut sereinement faire le constat que, par un sort funeste, la société libanaise est retournée à une forme originelle d’un état de nature que, depuis 1920, on tente de maquiller sous le vernis d’un état moderne qui n’est pas parvenu à survivre aux secousses qui ont agité tel ou tel groupe sectaire. Il est inutile de chercher une cause unique à cette déplorable situation. Il est inutile de de pointer un doigt accusateur en criant hystériquement que ce sont les « autres », au pluriel s’il vous plaît, qui sont la cause des malheurs du Liban. Ces « autres » peuvent se trouver à l’extérieur ou à l’intérieur des frontières nationales. Ces « autres » ont une identité très variable et polymorphe : musulmans, maronites, sunnites, chrétiens, sionistes, américains, occidentaux, iraniens, chiites, alaouites, saoudiens, syriens, salafistes, etc. Tout se passe comme si, en matière de responsabilité de la ruine de l’état libanais, n’importe quelle identité collective externe ou interne pourrait parfaitement servir d’alibi.

Mais nul ne prend la peine de se regarder soi-même dans une glace et de demander à son propre reflet : en quoi ma responsabilité personnelle est-elle engagée dans ce cauchemar ? Suis-je réellement innocent ? Qu’ai-je fait personnellement pour éviter à mon pays une telle dérive ? Dans quelle mesure ai-je, personnellement et individuellement, vécu ma qualité de citoyen ? Il est quasi certain que, pour répondre à de telles interrogations angoissantes, l’individu commencera n’importe quelle réponse par : « Nous » et/ou « Ils » ; et presque jamais par « Je », pour la raison très simple que l’individu n’a pas encore émergé dans nos sociétés et n’a pas pris conscience de ses droits fondamentaux et, surtout, de ses devoirs. C’est toujours le même refrain qu’on répète : « Nous les maronites avons etc. » ou « Nous les orthodoxes, arméniens, melkites, voulons etc », « Nous les chiites pouvons etc. » ou « Pour nous les sunnites etc. » ou encore « Nous les druzes etc. ».

Bref, l’ontologie première de l’individu libanais n’est pas son individualité naturelle mais sa fusion secondaire à un groupe religieux ou sectaire. Souvent, sans le vouloir et avec la meilleure volonté du monde, les plus tolérants, les plus démocrates et les plus laïques ne réalisent pas l’incongruité de leurs propos lorsqu’ils se croient obligés, en parlant d’une quelconque multitude libanaise, de préciser qu’on est tous là « musulmans et chrétiens ». C’est comme si, inconsciemment, ils sentent ou pensent que l’état naturel du fait d’être chrétien et/ou musulman serait « la guerre de tous contre tous », comme le pensait Hobbes dans sa compréhension sécuritaire du contrat social au fondement de l’état moderne.

Le mal qui ronge le corps social en Orient, se trouve dans cette perception de l’individu, non en lui-même mais comme parcelle d’une collectivité communautaire, doux euphémisme pour dire une tribu.

Quel mouvement politique aura le courage de promouvoir, au Liban, un « contrat de citoyenneté » d’une société sécularisée ? Qui aura l’audace d’exiger, de tout homme politique voire de tout citoyen, un engagement personnel et solennel portant sur trois points essentiels :

  1. Le refus de ne jamais impliquer les institutions religieuses et sécuritaires dans les manifestations publiques de la vie politique. Ceci entraîne le refus d’associer des représentants de ces institutions, ès qualité, à de tels événements. Il est évident que de telles personnalités demeurent, individuellement, des citoyens à part entière, en mesure d’exercer toutes leurs libertés politiques mais sans instrumentaliser les fonctions qu’elles occupent.
  2. L’engagement à tout mettre en œuvre afin d’instaurer le mariage civil facultatif, et toutes ses conséquences juridiques, sans que ceci soit conditionné par la l’instauration d’un régime absolu de laïcité ou hypothéqué par de faux prétextes comme la suppression immédiate du communautarisme politique, sans la mise en place d’un Sénat donnant les garanties nécessaires aux groupes communautaires comme le prévoient les Accords de Taëf.
  3. L’engagement de tout mettre en œuvre afin que l’immunité que fournit la législation libanaise sur le secret bancaire, ne protège pas quiconque occupe une fonction dans le secteur public, y compris les magistrats, et/ou exerce un mandat politique comme député ou ministre.

Lorsque chaque citoyen libanais apprendra à ne plus commencer son discours, dans la vie publique, par le fameux « Nous » confessionnel, il sera digne de se dire un sujet moderne, libre et souverain.

acourban@gmail.com

*Beyrouth

Publié dans L’Orient-Le Jour le vendredi 7 août 2015

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