L’ombre des escadrons de la mort à Bagdad

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Saba Mahdaoui, « disparue » depuis le 3 novembre à Bagdad 

Alors que plus de trois cents manifestants ont déjà été tués en Irak, la contestation pacifique est désormais menacée par une série d’enlèvements et de « disparitions ».

Cela fait maintenant plusieurs semaines qu’une vague de contestation populaire secoue Bagdad et les grandes villes chiites d’Irak. Les manifestants, aussi pacifiques que déterminés, exigent la remise à plat d’un système confessionnel, dont la répartition communautaire des postes et des prébendes accentue la corruption et la gabegie. Issus majoritairement de la population chiite, elle-même majoritaire en Irak, les protestataires opposent pourtant un refus catégorique à la logique confessionnelle où se sont enlisés à la fois le développement et l’indépendance du pays. Car c’est bien l’Iran, par le biais des milices de « Mobilisation populaire » affiliées à Téhéran, qui pousse à la répression aveugle de ce mouvement populaire.

LE SYMBOLE DE SABA MAHDAOUI

Plus de trois cents manifestants ont déjà été tués et plusieurs milliers blessés dans la répression de la protestation populaire, à Bagdad et dans le sud de l’Irak. Malgré la banalisation des tirs à balles réelles et l’engagement des autorités à brider de tels excès, pas un de ces meurtriers n’a été identifié, et a fortiori sanctionné. Les militants citoyens voient dans cette tuerie la main de Ghassem Soleimani, le chef des Gardiens de la révolution (pasdaran) en Iran, qui importerait ainsi en Irak les techniques de répression employées pour étouffer, en janvier 2018, la contestation en Iran même. Il est certain que les milices pro-iraniennes, outre leur participation directe à la répression, ont lancé une campagne d’intimidation des manifestants et de leurs proches. Ceux-ci sont désormais menacés d’enlèvement à peine quittée la place Tahrir, l’épicentre des manifestations à Bagdad.

Ce fut le sinistre sort réservé à Saba Mahdaoui, 37 ans, bénévole d’une équipe soignante et engagée sur la place Tahrir. Elle a été enlevée, dans la nuit du 2 au 3 novembre, par des miliciens qui l’ont embarquée dans leur pick-up, suscitant une vague d’indignation mêlée d’angoisse. L’ancien Premier ministre Iyad Allaoui a fustigé, avec une ironie cinglante, des autorités capables de localiser Abou Bakr al-Baghdadi, le chef récemment éliminé de Daech, mais impuissantes à retrouver une femme kidnappée dans les rues de la capitale. La commission du Parlement irakien pour les droits humains a qualifié de telles « opérations d’enlèvement organisées » de « honte pour toute la société irakienne ». L’envoyée spéciale du « Monde » à Bagdad a rapporté plusieurs cas détaillés et accablants de contestataires « disparus » aux mains des milices qui opèrent en toute liberté dans la capitale.

LE PRECEDENT DE TARA FARES

La mission d’assistance de l’ONU en Irak, désignée sous l’acronyme d’UNAMI, a déjà publié deux rapports alarmistes sur la violence de la répression. Dans le second de ces rapports, en date du 5 novembre, les Nations Unies relèvent au moins « six cas d’enlèvement de contestataires, ou de volontaires apportant leur assistance aux manifestants, par des éléments non-identifiés à Bagdad ». L’UNAMI demande en outre la libération de tous les manifestants emprisonnés, à titre de geste d’apaisement pour sortir l’Irak de cette crise. Plus généralement, l’impunité des milices pro-iraniennes a atteint un tel degré que beaucoup craignent une campagne d’enlèvement à domicile des contestataires d’ores et déjà identifiés, comme avaient pu le pratiquer les « escadrons de la mort » dans l’Amérique latine des intouchables dictatures.

L’assassinat en plein jour à Bagdad, en septembre 2018, de Tara Fares, une blogueuse connue pour son franc-parler et sa liberté affichée, avait à l’époque provoqué une profonde émotion, mais aucun des meurtriers n’avait été identifié, ni a fortiori traduit devant la justice. Il est à craindre qu’une telle impunité devienne la règle pour les commandos de tueurs dépêchés pour briser la contestation irakienne. Dans un contexte aussi lourd de menaces pour des opposants citoyens et désarmés, la France et l’Union européenne ont tout intérêt à reprendre à leur compte l’appel de l’ONU à une libération immédiate des manifestants incarcérés malgré leur pacifisme. Mais toutes les puissances sensibles à la défense des droits de l’homme en Irak doivent également exiger l’arrêt des enlèvements extra-judiciaires et le retour dans leurs foyers des personnes ainsi « disparues ». Le moment venu, on peut toujours rêver, voire espérer, que les responsables de tels crimes soient sanctionnés. Pour l’heure, la priorité absolue va à la libération de toutes les victimes de la répression en Irak, que cette répression soit officielle ou « officieuse ».

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