Les « minorités », dernier vivier de soldats pour le régime syrien ?

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Sous le titre « L’armée syrienne mobilise ses réservistes, souvent récalcitrants« , le Nouvel Observateur, reprenant une dépêche de Reuters, a fait état, le 4 septembre, des difficultés qu’éprouvent depuis deux mois les responsables syriens à faire revenir dans les casernes les Syriens, jeunes et moins jeunes, dont les noms n’ont pas encore été rayés des listes de la réserve. Mais l’hebdomadaire aurait donné une idée plus exacte de l’ampleur du problème auquel se heurtent désormais les autorités syriennes dans ce domaine, en précisant que ces mêmes autorités ont renoncé à inscrire sur les listes des réservistes qu’elles réclament sous les drapeaux les anciens conscrits appartenant à la communauté sunnite majoritaire.

Selon le site All4Syria, le ministre syrien de la Défense a en effet ordonné que seuls les jeunes gens appartenant aux communautés minoritaires – chrétiens, chiites, druzes, ismaéliens, alaouites, mourchidites et kurdes, les mourchidites étant une composante minoritaire de la minorité alaouite – soient dorénavant convoqués. Ce « tri sélectif » illustre mieux que de nombreux discours la perte définitive de confiance dans la communauté sunnite, de la part d’un régime attaché à se présenter, durant des décennies, comme le ciment de l’entente nationale et le fédérateur de communautés incapables sans lui de cohabiter. S’il voit maintenant dans « les sunnites » des ennemis et dans les jeunes recrues issues de cette communauté des « bombes à retardement », susceptibles d’exploser à tout moment dans les casernes et dans les postes, sa situation est sans doute moins confortable qu’il ne veut bien le reconnaître.

Cette décision ministérielle n’a pas provoqué d’enthousiasme particulier dans la communauté majoritaire, qui souhaite d’abord et avant tout la fin des agressions contre les populations. Elle suscite en revanche mécontentement et désapprobation dans les rangs des minorités. Chez les chrétiens, les druzes, les ismaéliens et les kurdes en premier lieu. Les familles concernées redoutent en effet de voir leur progéniture surexposée, envoyée en première ligne pour des opérations contre l’opposition armée, décidées non pas en fonction de l’intérêt national, mais au profit du maintien en place d’un groupe composite aux préoccupations fort éloignées des attentes de la population. C’est pourquoi, au lieu d’inciter les jeunes concernés à « faire leur devoir », celles qui le peuvent tentent par tous les moyens – exfiltration clandestine du pays, établissement de certificats médicaux de complaisance, corruption de fonctionnaires des services de recrutement, etc. – d’empêcher leur retour sous les drapeaux.

Soldats de l’armée régulière dans le quartier de Salaheddin à Alep
Aussi peu désireux que leurs camarades des autres communautés de servir de chair à canon aux ambitions du pouvoir et de contribuer au climat de haine intercommunautaire induit par la stratégie de répression généralisée de Bachar Al Assad, les alaouites eux-mêmes, comme Reuters le signale, ont recours à ce genre d’expédients. Les victimes se comptent déjà par centaines dans leurs rangs et rares sont les familles de cette communauté qui n’aient pas déploré, depuis le début du conflit, la perte d’au moins l’un de leurs membres.

On peut se demander de quelle ardeur au combat feront montre les jeunes gens contraints par la force à rejoindre leurs anciennes unités, au sein desquelles des protestations se font parfois déjà entendre. Elles proviennent d’appelés maintenus de force sous les drapeaux, certains plus de douze mois après l’épuisement de leur temps de service réglementaire. Or, dans les casernes, le moral comme les conditions de vie se dégradent avec le temps, les annonces de désertion se conjuguant aux restrictions en tous genres imposées par les préoccupations sécuritaires et les difficultés économiques du régime. Pour prévenir les défections, depuis des mois, les permissions ne sont délivrées qu’au compte-goutte. Pour éviter les fuites d’information en direction des « rebelles », les communications sont restreintes et surveillées. Faute de budget suffisant, la qualité de l’alimentation se dégrade… Si les chabbiha, dont le pouvoir ne peut se dispenser des services et qu’il doit donc traiter avec une prévenance particulière, ont vu leur ration passer d’un poulet roti ou de chawarmas à une tomate, un pain et une petite boite de mortadelle, pour un prix avoisinant 30 livres syriennes, soit moins de 50 centimes d’euro, on peut imaginer de quoi se compose le rata des bidasses… D’autant que l’époque où les contestataires – à Daraya, par exemple, sous l’impulsion du pacifiste Ghiyath Matar… enlevé avant de décéder sous la torture il y a un an jour pour jour – offraient des sucreries ou contribuaient à l’alimentation des soldats, pour tenter de dissuader la répression et de les gagner à leur cause, appartient depuis longtemps au passé.

Le régime doit faire face à une difficulté supplémentaire. Des familles palestiniennes se sont lancées dans un mouvement de protestation pour éviter que leurs enfants, contraints par la loi syrienne à effectuer leur service militaire dans l’Armée de Libération de la Palestine, commandée en principe par des officiers eux-mêmes palestiniens, mais rattachée à l’Etat-major de l’armée syrienne et placée sous le contrôle étroit des moukhabarat syriens de la Branche Palestine…, soient envoyés en renfort dans des zones en conflit avec le pouvoir. Elles ne veulent pas qu’ils soient engagés dans des combats entre Syriens auxquels ils n’ont rien à gagner. N’ayant pas la possibilité d’imiter Khaled Mechaal, chef du Bureau politique du Hamas, dont la fuite de Syrie équivaut à un désaveu de la politique du régime, et refusant la complicité active d’Ahmed Jibrill (FPLP-CG) ou de Saïd Al Mouragha « Abou Moussa » (Fatah-Intifadha) avec ceux dont ils sont devenus depuis longtemps de simples supplétifs, elles souhaitent ardemment que leurs enfants, comme elles-mêmes, ne soient pas aspirés dans ce conflit à leur corps défendant.

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Et puisqu’il est question des Palestiniens, on ajoutera ceci.

Depuis le début de la crise, certains lobbies pro-palestiniens de notre pays, moins intéressés par la réalité du sort des Palestiniens de Syrie que par leur propre posture anti-impérialiste, s’emploient à dénigrer et à calomnier la révolution syrienne. Ils s’estiment évidemment mieux informés et plus clairvoyants que le penseur syrien (de gauche) Yasin Al Hajj Saleh et que le penseur libanais (chiite) Ali Al Amin, qui sont d’accord pour affirmer que « la révolution n’est pas impeccable. Elle commet des fautes. Mais la révolution en elle-même n’est pas une faute. C’est au contraire la chose la plus juste qu’aient faite les Syriens depuis un demi-siècle ».

Pour alimenter leur « réflexion », ou pour leur fournir les éléments de connaissance dont ils paraissent singulièrement dépourvus, on ne saurait trop leur recommander la lecture de l’étude que Valentina Napolitano, Doctorante à l’École des hautes Etudes en Sciences sociales et boursière à l’Institut Français du Proche Orient, vient de consacrer à la mobilisation des réfugiés palestiniens dans le sillage de la « révolution » syrienne : s’engager sous contrainte.

S’ils préfèrent, ils pourront se reporter à une autre étude, plus courte mais toute aussi éclairante, sur les Camps palestiniens dans la révolution syrienne, que l’on doit à Félix Legrand, étudiant à l’Institut d’Etudes politiques de Paris.

A dire vrai, on n’imagine pas voir évoluer dans leurs certitudes ceux qui n’ont pas jugé bon d’émettre la moindre protestation lorsque, au mois de mai 2012, le penseur palestinien de gauche, Salameh Kileh, a été arrêté, emprisonné et torturé en Syrie, avant d’être expulsé du pays où il vivait et travaillait depuis trois décennies. Il aurait eu droit à plus d’attention si, au lieu d’être maltraité par le champion autoproclamé de la « résistance » à Israël, il avait subi les mêmes exactions de « l’entité sioniste ».

On doit plutôt s’attendre, comme on l’écrivait à l’époque, qu’ils « confirment aujourd’hui, avec ce nouveau reniement, ce que tout le monde savait déjà. Guère différents du régime syrien dans leur mode de fonctionnement et prêts à user de tout pour faire marcher leur business, ils ne manifestent leur « soutien » à la cause palestinienne que dans la mesure où celle-ci apporte de l’eau au moulin de la seule chose qui les préoccupe au fond : leur anti-impérialisme. Quant à la liberté et à la dignité des populations soumises aux diktats de régimes illégitimes et corrompus, avides de se débarrasser de ceux qui les oppressent parfois depuis des décennies, ils n’en ont finalement rien à faire ».

http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/09/06/les-minorites-dernier-vivier-de-soldats-pour-le-regime-syrien/

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