ENQUÊTE – Tibétains, Ouïghours et Hongkongais se disent épiés et harcelés par la Chine au pays des droits de l’Homme.
Menaces de meurtre, harcèlement téléphonique, espionnage et chantage font partie du quotidien des minorités chinoises exilées en France. Les méthodes d’intimidation sont les mêmes pour chaque communauté. L’objectif de Pékin: intimider et, surtout, faire taire ses ressortissants dérangeants qui pourraient ébranler l’image d’une Chine dont l’image est fragilisée depuis la crise de coronavirus.
Opprimés en Chine, méprisés en France
«On sait qui tu es, on aura ta peau». Tashi* ne savait pas qu’il était suivi. Mais depuis qu’un homme s’est jeté sur lui en plein jour, au Jardin des Plantes, le menaçant de mort alors qu’il se promenait avec des amis, il n’arrive plus à dormir. Ont suivi des appels incessants. Réfugié politique, Tashi projetait de se rendre à des manifestations pour soutenir la cause tibétaine. Harcelé jour et nuit, à bout de nerfs, il décide de ne plus se rendre aux manifestations. Comme Tashi, Tenzin* se dit la cible d’une vaste campagne de surveillance orchestrée par la Chine. En France depuis 7 ans, Tenzin préside la communauté tibétaine. Son objectif: défendre, au pays des droits de l’Homme, la cause des Tibétains. «Je voudrais exprimer la souffrance qu’endurent les Tibétains au Tibet, explique-t-il. Aujourd’hui, ils sont nombreux à s’immoler par le feu là-bas, pour dénoncer l’oppression chinoise et les camps. C’est impressionnant. Mais ici, en Occident, personne n’en parle, personne ne réagit».
Tenzin se pensait à l’abri en France, mais la Chine a rapidement eu vent de ses activités. Sa famille, restée au Tibet, est alors prise en otage: «Des policiers chinois sont entrés dans ma maison de force, ils ont pris les membres de ma famille un par un, et ils les ont interrogés sur mes activités en France. Ça a duré un mois et demi, toutes les semaines. Ma sœur et son mari me suppliaient d’arrêter mes activités politiques». Face au refus de la famille de Tenzin de coopérer, les autorités chinoises posent un ultimatum: si Tenzin refuse d’arrêter ses activités politiques en France, sa famille doit payer une amende de 30.000 yuans (l’équivalent d’environ 4000 euros). La sœur de Tenzin et son mari décident de payer. «La communauté internationale nous ignore. Les États préfèrent privilégier leurs intérêts économiques avec la Chine, ils ne veulent pas se brouiller», se désole Tenzin. Céline Guy, attachée de presse du président du gouvernement tibétain en exil, acquiesce: «Le gouvernement chinois est persuadé que les pays européens ne compromettront pas leurs intérêts économiques (…) J’ai été reçue partout, au Quai d’Orsay, à l’Élysée, à Matignon… Lorsque j’ai demandé pourquoi on ne faisait rien pour les Tibétains qui se font harceler en France, on m’a répondu: “Nous avons une relation particulière avec la Chine”».
Une traque qui ne se limite pas aux 6500 Tibétains exilés en France. Fuyant la persécution religieuse, la diaspora ouïghoure est également étroitement surveillée: «la Chine dépense un budget considérable afin de mener à bien sa “chasse” digitale en France», affirme Dilnur Reyhan, enseignante à l’INALCO et présidente de l’Institut ouïghour d’Europe. Cette militante en est persuadée, la Chine a «besoin de ces activités de surveillance pour redorer son image». Les minorités chinoises à l’étranger seraient considérées comme une «menace» pour la Chine – ils risqueraient de dénoncer «la violation quotidienne des droits de l’Homme exercée par la politique chinoise». Une preuve, selon elle, de la capacité de la Chine à exporter sa répression en Europe.
Harcèlement, chantage, pression psychologique
Les techniques d’intimidation sont maintenant bien connues par les minorités chinoises en France: «Cela peut aller de la livraison de colis (non-commandés) à l’ambassade de Chine, au harcèlement téléphonique, à la surveillance physique et jusqu’à la demande d’envoi d’adresses personnelles et professionnelles», détaille Dilnur. Parfois, leurs voitures sont abîmées et les fenêtres de leur maison, brisées. Mais, le plus souvent, ils reçoivent de mystérieux appels la nuit.
Accusés d’être des terroristes en Chine, certains Ouïghours sont même contactés directement par leurs parents, par le biais de SMS «louches». Adil, membre de cette minorité turcophone et musulmane, avait perdu tout contact avec sa famille depuis son arrivée en France. Pourtant, en 2017, il reçoit sur WeChat un message de sa mère, restée au Xinjiang, à Ürümqi, sa ville natale: «Peux-tu m’envoyer ton adresse? Envoie-moi une photocopie de ton passeport, s’il te plaît». Tout est écrit en chinois. Un détail suspect pour Adil, qui ne communique qu’en ouïghour avec ses parents. Puis silence radio. Deux ans plus tard, un mois après une manifestation ouïghoure place de la République à laquelle Adil participait, il reçoit un nouveau message de sa mère: «Est-ce que tu peux m’envoyer ton contrat de travail? Envoie-moi des photos de toi», peut-on lire sur sa messagerie. Adil en est convaincu, sa mère a été forcée par les autorités chinoises. «J’ai été photographié lors de la manifestation par un groupe de Chinois. Ils voulaient probablement comparer les photos pour m’identifier», suppute-t-il. Par peur des représailles envers sa famille, Adil a tout envoyé. Depuis, il n’a plus eu de nouvelles. Dilnur acquiesce: «La non-collaboration peut conduire à la séquestration des parents et des proches, qui sont alors pris en otage».
Mais Adil n’était pas au bout de ses peines. Depuis août 2019, il reçoit une fois par mois le même message vocal d’un numéro inconnu – une voix féminine, froide et hachée, le priant de se rendre à l’ambassade de Chine pour récupérer un colis. «C’est un piège, tous les Ouïghours le savent. Ce message automatique, c’est juste pour faire peur. C’est une façon de nous dire “attention, on vous surveille!”», explique Adil. Quelques jours avant notre rencontre, Adil a été contacté par son frère, qui habite aux États-Unis. Ce dernier avait réussi à contacter leur mère par WeChat, en vidéoconférence. Silencieuse, cette dernière a montré une lettre à son fils, sur laquelle était écrit, en mandarin: «Dis à ton frère de faire très attention en France. Il faut qu’il arrête de parler aux médias». L’origine de ces appels et messages reste floue. Sont-ils réellement effectués depuis des ambassades ou serait-ce des appels déviés, utilisant les VPN, ces outils qui permettent de faire rebondir la géolocalisation d’une adresse IP vers une autre, pour empêcher de connaître l’origine d’une connexion?
Moins inquiétés par les services de renseignement chinois, les Hongkongais connaissent en France une surveillance plus discrète. Mais lorsqu’ils arrivent à la frontière chinoise, des hommes en civil, se présentant comme membres de la «Sécurité Intérieure», les «invitent à prendre le thé», raconte au Figaro Tamara Lui, présidente de l’association Chinois de France-Français de Chine. Militante d’origine hongkongaise, Tamara, au fil des manifestations, constate que «les autorités chinoises sont beaucoup plus prudentes avec les Hongkongais», ayant, selon elle, «peur de susciter un accident diplomatique». Durant l’été 2019, alors que Tamara prépare une nouvelle manifestation, elle découvre avec surprise, sur la page d’accueil du site Internet du consulat, d’étranges messages, tous en mandarin: «Attention, des formes invisibles vous surveillent, vous serez happés par ces forces imperceptibles si vous allez à ces manifestations» ; «Attention aux séparatistes, ne vous faites pas manipuler par cette minorité» ; «Le consulat ne cautionne pas cette manifestation». Une rhétorique de la peur emprunté à «un vocabulaire similaire à celui du régime, c’est-à-dire truffé de sous-entendus, assure Tamara. Jamais ils ne diront clairement “N’y allez pas”. Tout est insinué, ils utilisent des détours. Mais le message est clair: si tu y vas, tu n’es pas dans la même ligne que nous, tu n’es pas notre ami. Et, si tu n’es pas notre ami, tu es notre ennemi».
«Si je veux défendre la cause tibétaine, c’est ma famille qui va payer»
Le gouvernement chinois le sait, le levier le plus efficace pour faire pression sur les minorités chinoises en France reste la famille. «Les Tibétains ont peur pour leurs proches, car souvent, en guise de punition pour leurs actions militantes en France, le régime arrête toute leur famille restée au Tibet», confie Céline. Le chantage serait un classique pour le gouvernement chinois. «Si je veux défendre la cause tibétaine ici, c’est ma famille qui va payer là-bas», acquiesce Tinzin, qui œuvre conjointement avec Céline pour le Tibet libre depuis 2013. «J’aimerais faire plus ici pour les Tibétains mais je pense aussi à ma famille et, parfois, je renonce à faire certaines choses».
Mêmes appréhensions du côté de la communauté ouïghour. La plupart d’entre eux n’ont d’ores et déjà plus de contact avec leurs proches, par crainte qu’on les envoie dans des camps. Les nouvelles se font au compte-gouttes via des amis restés en Chine: «Au sein de la diaspora, d’après un sondage mené auprès de 2000 internautes ouïghours, 76% d’entre eux ont déclaré avoir au moins un membre de la famille enfermé dans les camps, se désole Dilnur. C’est une situation terrible. (…) Beaucoup ont peur de dénoncer ce qu’ils subissent, peur que la Chine s’en prenne à leur famille restée dans le pays». Au fil des témoignages, Tibétains et Ouïghours entonnent le même refrain: «Nous n’avons pas peur pour nous, mais pour nos familles restées au pays».
*Le prénom a été modifié