Plus je regardais l’insupportable image du Moqdad cagoulé, brandissant une arme d’une main et levant l’autre comme dans les statues des divinités guerrières barbares et plus j’étais convaincu que je me trouvais face à un représentant de l’espèce humaine (Homo Sapiens Sapiens) mais dont l’enveloppe de chair serait devenue inhospitalière à l’essence même de ce qui confère à l’homme cette bonté naturelle qu’on retrouve chez les espèces animales. L’homme cagoulé, vociférant, menaçant, au regard vide et inexpressif, au propos sans aucune inflexion émotive, aux gestes déterminés, mesurés et saccadés comme ceux de tout automate, cet homme éructait son appartenance à un lignage clanique qui était censé lui suffire d’identité, non personnelle mais abstraite et collective.
L’homme cagoulé faisait partie d’une multitude tout aussi cagoulée que lui. Cette légion d’êtres en cagoules noires, nous ont annoncés être fortement soudés en un seul corps pérenne composé de générations passées, présentes et à venir du même lignage. Peu importe que l’homme cagoulé de tel clan, de telle tribu, de telle peuplade ou de telle horde vive aujourd’hui ou ait vécu il y a des siècles. Le passé, le présent et l’avenir ne forment qu’un instantané sombre et lugubre de l’essence du groupe. L’homme cagoulé est un homme sans visage, sans nom et sans identité personnelle. Il n’est rien en lui-même. L’homme cagoulé est une parcelle insignifiante et misérable d’une essence intemporelle qui est l’identité collective et anhistorique, de la tribu, de la horde ou de la peuplade.
L’homme sans visage et sans nom est-il l’aboutissement ultime d’un processus évolutif qui aurait lamentablement échoué ? Ou bien serait-il à un stade débutant du même processus qui lui permettrait de mieux s’individualiser et d’accéder à une meilleure prise de conscience de son mode de vie personnel et de la dignité inaliénable qui lui est constitutive ? En me posant cette question, je fixais les yeux de l’homme à travers les lucarnes de ses œillères. Je n’y ai rien vu, du moins je n’y ai rien vu d’humain et de civilisé. L’homme sans nom et sans visage est un être hors de l’espace de toute forme d’urbanité, comme l’étaient jadis les hordes qui durant des siècles terrorisèrent les sociétés civilisées. Nous oublions facilement que la civilisation est fragile et qu’elle a dû en permanence résister à la barbarie ou passer des compromis humiliants aves les peuplades qui vivaient en hordes parasitant les sociétés sédentaires et les terrorisant par leurs razzias, leurs rapines et leurs expéditions punitives.
Je regardais l’homme sans nom et sans visage, au lignage Moqdad fièrement proclamé. Il me disait appartenir à l’aile militaire de son clan comme la cavalerie de Tamerlan composait l’aile militaire de sa horde. Ses paroles, sa voix stridente, les cris des autres membres mâles et femelles de son lignage, tout cela me ramenait des siècles en arrière où de la mer de Chine à l’océan Atlantique, les sociétés civilisées vécurent dans la terreur des peuples de la steppe qui caracolaient à travers l’immense Eurasie. Ce soir-là à Beyrouth, nous eûmes un « remake » d’une razzia de Huns Hephtalites, de Ruges, de Gépides, de Hue-Tchi, de Vandales, de Tatars ou de Petchenègues. Je voyais de mes yeux l’illustration des méthodes de ce que Michel Seurat avait surnommé L’Etat de Barbarie en décrivant la Syrie d’aujourd’hui.
Au sentiment de révolte et d’impuissance, je sentis monter en moi quelque chose qui s’apparente à la nausée et la honte. J’avais honte d’être un Homo Sapiens. Cet homme sans nom et sans visage, c’était aussi un autre moi-même. Certes, il appartenait à un groupe qui cultive de manière chronique la maladie identitaire en fonction du lignage. Certes, son clan avait été embrigadé dans une Grande Horde comme jadis celle de Gengis Khan avait réussi à créer son empire en unifiant les hordes mongoles et turkmènes. Mais ma nausée et ma honte venaient du fond de mes entrailles. Cet homme sans nom et sans visage c’était un autre moi-même. Il était prisonnier de son lignage fantasmatique qui le rend absolument imperméable à toute forme de pensée politique et de sens de l’urbanité. Mais le lien qui dilue l’urbanité et enferme l’individu dans l’étau de l’essence identitaire, est-il seulement celui du lignage ?
Je me suis rappelé à ce moment un incident récent. Lors d’un événement culturel, je fus présenté à une figure éminente de notre paysage intellectuel. Je décline mon nom. Il me demande d’où je viens. Je lui réponds : Beyrouth. Il insiste en me disant : non, quel est votre village d’origine ? Je lui réponds : on ne peut pas avoir pour origine la ville de Beyrouth ? Il marque un temps d’arrêt et me dit : toutes les familles libanaises ont leur origine dans un village. En somme, je ne peux pas être moi-même.
Je compris alors que nous demeurons, malgré nous, membres d’une horde quoi que nous fassions. Les Moqdad et les Jaafar se définissent par leur lignage. D’autres se perçoivent en fonction de la mystique d’un sol dont ils seraient les produits. Tout le monde doit appartenir à une horde liée par une identité confessionnelle particulière. Le spectacle affligeant des hommes cagoulés et menaçants que je voyais n’était rien d’autre qu’un reflet du Liban, une contrée de prédilection pour tribus religieuses et hordes claniques minées par la maladie identitaire. Ces grands malades, êtres sans nom et sans visage, sont prêts à se prostituer au plus offrant pour affirmer le cauchemar de leur identité collective. Ils n’ont pas compris que l’urbanité est la porte d’entrée à la citoyenneté et que cette dernière exige de chacun de couper le cordon ombilical qui le maintient prisonnier de l’état de barbarie au sein de la matrice tribale, sectaire, confessionnelle ou clanique.
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* Beyrouth