Manifestation du samedi 22 août 2015. L’image était celle d’une émeute, un raz-le-bol contre la scandaleuse affaire des détritus et la corruption de la gestion de ce dossier. L’opinion publique a surtout retenu la présence de casseurs violents s’opposant aux forces de l’ordre qui protégeaient les bâtiments publics.
Entre le 22 et le 29 août, date de la marche-protestation, de nombreux observateurs ont vu dans le phénomène une simple expression du perpétuel clivage-affrontement entre les deux camps dits 8 et 14 Mars. Dans les rangs du 14-M politique, l’affaire exprimait la stratégie du coup d’état permanent que l’autre camp mène depuis dix ans. En dépit de leurs faMiblesses, de leurs maladresses et des compromis moralement inacceptables conclus avec les assassins de leurs martyrs, il y a lieu de reconnaître à ces forces 14-M la vertu d’avoir servi, tant bien que mal, de digue de résistance contre la mise à mort de l’état libanais au profit de l’axe Téhéran-Damas. Cette impression était renforcée par l’impossibilité d’inclure l’image de Hassan Nasrallah parmi les figures conspuées par les protestataires. La sacralité du chef du Hezbollah a semblé constituer une ligne rouge que nul ne peut traverser, du moins dans l’immédiat.
Et puis il y eut la journée du 29 août. Combien étaient-ils ? 50.000 ? 100.000 ? Leur nombre exact n’a pas d’importance tant la surprise fut de taille. Certes, il y avait quelques groupuscules d’agitateurs, de casseurs et de barbouzes. Mais l’absence des forces politiques traditionnelles était remarquable. On a vu des personnalités, venues se servir de cette foule comme d’une tribune, se faire vertement évacuer. Des slogans ? Il y en avait de toutes les couleurs. Des réclamations ? Elles fusaient de partout ou presque, parfois de manière cacophonique et contradictoire. Des feuilles de route ? Elles n’ont pas manqué et se distinguaient par leur extrême variabilité et la plasticité étonnante de leurs contenus.
Tout ce côté brouillon a, dans un premier temps, fait sourire l’establishment politique de tout bord qui n’a pas plus compris l’événement du 29 août 2015 que celui du 14 mars 2005. Le 29 août est, dans sa forme même, une image 14-Mars. Il y a dix ans, seul l’appareil de répression syrien et 8-Marsiste avait compris le sens à long terme de l’événement, à savoir l’émergence d’un individu-citoyen, pierre angulaire du vivre-ensemble dans un espace public sereinement partagé et non plus morcelé en territoires de dominations rivales. C’est pourquoi, les figures les plus symboliques de ce fait majeur, unique dans l’histoire libanaise, ont été vite éliminées et la population terrorisée par les attentats de l’époque. Il était hors de question de permettre une pacification du Liban sur la base de la citoyenneté. Il fallait entretenir en permanence un climat de guerre civile entre groupes confessionnels rivaux, qui avait commencé dès 1968 avec la constitution de la fameuse « Alliance Tripartite » supposée défendre les privilèges chrétiens au sein de l’équation du partage du pouvoir. Depuis lors, toute notre vie publique est un face à face féroce entre maronitisme politique, sunnisme politique, chiisme politique, et j’en passe.
Mais ce climat a également été entretenu par les forces traditionnelles confessionnelles qui ont récupéré l’événement de 2005 et ont, de plus, monopolisé sa date (14-Mars) comme slogan identitaire de la coalition de telles forces du Liban de papa et de grand’papa. Au lieu de tuer symboliquement le père et casser l’ordre ancien en 2005, nous avons installé papa et grand’papa sur nos épaules, et les avons agités comme autant de symboles de la construction du Liban moderne prévu par Taëf.
Bref, le clivage 14M/8M n’a fait qu’entretenir, depuis dix ans, les braises incandescentes de la guerre civile. C’est ce qui nous a menés à l’impasse politique actuelle dont tout le monde est responsable mais non de manière symétrique. On ne peut pas mettre, sur le même pied d’égalité, l’agresseur ou l’assassin avec la victime qui a accepté les compromissions que l’on sait, pour des raisons qu’on ignore. Et c’est ainsi que l’ordre ancien s’est perpétué allègrement de manière outrancière, pensant qu’il avait gagné la bataille de l’impunité … jusqu’à ce samedi 29 août 2015.
Les jeunes générations de 2015 ont repris le flambeau et se sont jetées dans la rue, loin du clivage 14/8 dans leur grande majorité. Ces jeunes sont en train d’achever ce que nous n’avons pas su mener à bien. Toutes les forces politiques et communautaires de l’ordre ancien, sans exception, n’arrivent pas à prendre la mesure de l’événement ni à le récupérer en dépit de l’urgence qu’il y a de pouvoir, à partir du même événement, reproduire du politique.
Les figures paternelles conservatrices les plus affaiblies semblent être celles des partis 14-M ainsi que le CPL de Michel Aoun qui est en train de sombrer dans un folklore anachronique. Le père qui tient le mieux demeure le Hezbollah. La photo de Hassan Nasrallah relève toujours de la sacralité, mais pour combien de temps encore ? Trop de témoignages indiquent que la lame de fond de l’émergence de l’individu gronde sous les pieds de la communauté chiite. Il suffit de lire l’éditorial d’Ibrahim Al Amine de ce 3 septembre 2015 dans Al-Akhbar, journal du Hezbollah, pour comprendre que cette foule les désarçonne et les dérange.
Où allons-nous ? Vers un autre Liban indiscutablement, plus sécularisé, celui de la citoyenneté qu’on a voulu étouffer au berceau en 2005. Mais l’affaire est loin d’être gagnée. Les forces d’inertie sont redoutables. Il est de la responsabilité urgente des sages, des indépendants de tout bord et des intellectuels de ne pas faire la fine bouche, d’accompagner le changement afin qu’il demeure exclusivement citoyen. Toute la vie publique ne se résume pas en la seule conquête du pouvoir par X contre Y.
Le dossier des détritus est aujourd’hui la porte d’entrée vers la reconstruction du politique. Demain, ce sera le tour de l’électricité, des communications et d’autres aspects de la vie publique. Le premier mot d’ordre du changement est : le passé de l’affrontement confessionnel permanent est définitivement clos. Afin de se généraliser, une telle conviction a besoin du dynamisme de cette jeunesse, fut-elle brouillonne, que cela plaise ou non.
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*Beyrouth
L’Orient-Le Jour