ENTRETIEN EXCLUSIF – Alors que la France commémore les 80 ans de l’appel du 18 juin, Bernard Emié, à la tête de la Direction générale de la sécurité extérieure, explique comment les espions puisent leurs valeurs dans celles des héros de la France libre.
Par Christophe Cornevin et Jean Chichizola
Bernard Émié, dont la parole est rare, livre un entretien exclusif au Figaro. Le patron de la DGSE y détaille en quoi le renseignement et l’action de ses agents à l’étranger sont toujours des outils majeurs pour défendre l’indépendance et la souveraineté de la France.
LE FIGARO. – Le 1er juillet 1940, quinze jours après son appel du 18 juin, le général de Gaulle jette les bases des services spéciaux de la France libre, «tirés du néant», comme il l’écrit dans ses mémoires de guerre. Pouvez-vous nous rappeler les circonstances de cette naissance difficile et les principales leçons historiques que vous en tirez pour la DGSE, héritière de ces services?
Bernard ÉMIÉ. – Le bureau central de renseignement et d’action (BCRA) prend sa source dans les conditions chaotiques de la défaite et de l’appel du 18 juin. Le 1er juillet 1940, un jeune capitaine du génie, André Dewavrin, alias le colonel Passy, se voit confier la création ex nihilo d’un service de renseignements. Avec peu de moyens, d’argent, de locaux, il crée ce service avec des sections d’action militaire, de documentation militaire, de contre-espionnage ou encore la liaison avec la Résistance. Sans aucune expérience de l’espionnage, il va inventer le service spécial à la française, un modèle qui intègre à la fois l’action clandestine et le renseignement.
Pour la première fois, sa formidable organisation est subordonnée au politique et non plus au militaire. Passy a lancé les bases de ce qu’est la DGSE, en grande partie l’héritière du BCRA. Dans sa vision de la libération de la France, le général de Gaulle a voulu un tel service, essentiel pour l’action clandestine et son projet politique. Aujourd’hui, le renseignement et l’action clandestine sont toujours des outils majeurs pour défendre l’indépendance, la souveraineté, la grandeur, le rayonnement. Nous nous inscrivons dans l’histoire du BCRA et de la Résistance. Elle nous oblige et nous voulons la transmettre à nos jeunes.
En 1944, le général Bedell Smith, chef d’état-major américain, remercie le BCRA. Au cours du seul mois de mai, écrit-il, soit juste avant le débarquement de Normandie, «sept cents rapports télégraphiques (de renseignement) et trois mille rapports documentaires sont arrivés de France à Londres». Quel a été le rôle joué par le service et ses membres dans la victoire finale?
Ce rôle a été capital pour permettre à la France d’être à la table des vainqueurs, ce qui n’allait pas de soi. Le BCRA a d’abord joué un rôle majeur dans l’unification de la Résistance. Le renseignement a été aussi un atout valorisé auprès des alliés. Le BCRA a fourni de 25 % à 45 % des informations reçues par l’Office of Strategic Services (OSS), ancêtre de la CIA. En 2019, lors du 75e anniversaire du débarquement, la DGSE a d’ailleurs reçu une réplique de la médaille d’or du Congrès attribuée à l’OSS. Si les relations entre le général de Gaulle et le président Roosevelt étaient délicates, la guerre a été, pour le renseignement, le creuset d’une relation féconde.
La CIA et la DGSE sont aujourd’hui des partenaires de très grande confiance. Cette solidarité née dans les pages de gloire de la Seconde Guerre mondiale se retrouve notamment dans celles du combat contre le terrorisme.
Cent vingt-neuf membres des services spéciaux ont été décorés de la croix de la Libération, dont 43 Compagnons morts pour la France. Mais il a fallu attendre 2018 pour que les unités militaires de la DGSE se voient remettre la fourragère de l’Ordre de la Libération. Pourquoi cette reconnaissance tardive?
D’abord, rappelons que le général de Gaulle, dans l’impossibilité alors de décerner la Légion d’honneur, a créé il y a presque quatre-vingts ans l’Ordre de la Libération pour récompenser ceux qui prennent tous les risques pour chasser l’occupant. C’est au nom de cette filiation que, sur décision du président de la République, la ministre des Armées a remis le 17 septembre 2018, dans la cour des Invalides, la fourragère aux couleurs vert et noir aux sept unités militaires du service, en présence d’Hubert Germain, un des quatre derniers Compagnons. Un insigne de filiation nominatif est par ailleurs remis aux personnels civils, parce qu’eux aussi s’inscrivent aussi dans la filiation de cette «chevalerie prestigieuse».
J’ai porté personnellement ce dossier pour en perpétuer l’esprit, aux côtés de l’Ordre de la Libération qui a donné son plein accord. Si la culture du renseignement est de plus en plus ancrée parmi nos hautes autorités, il nous faut la renforcer dans l’esprit du public, tout comme le lien armée-nation. Je me souviens de cette formule prononcée lors d’un colloque sur le renseignement: «Au Royaume-Uni, le renseignement suscite de la fierté, en Allemagne de la méfiance et en France, de l’indifférence.» J’y vois un résumé assez pertinent.
Vous avez décidé de créer un lien symbolique très fort entre ces héros d’hier et leurs héritiers du XXIe siècle en baptisant les nouvelles promotions…
Chaque promotion – nous en avons deux par an – reçoit, par ordre alphabétique, le nom d’un des 43 agents du BCRA Compagnons de la Libération morts pour la France. En septembre 2017, la première promotion a pris le nom de Valentin Abeille, résistant et membre du BCRA, blessé lors de son arrestation à Paris et mort à 36 ans le 2 juin 1944. Chaque promotion connaît l’histoire du compagnon dont elle porte le nom pour que les agents se sentent dépositaires de cet héritage. La diversité des profils, avec des militaires, des civils, des hauts fonctionnaires ou encore un écrivain, rappelle d’ailleurs le brassage que l’on retrouve à la DGSE avec des spécialistes du droit, des relations internationales, des scientifiques ou encore des militaires.
Du suicide de Pierre Brossolette et de tant d’autres pour éviter de parler sous la torture à l’enfer concentrationnaire vécu par Laure Diebold, collaboratrice de Daniel Cordier et de Jean Moulin, les valeurs portées par ces hommes et ces femmes du BCRA fondent-elles toujours celles de votre service?
Ces héroïnes et héros, souvent inconnus, laissent à la France en général et aux héritiers du BCRA que nous sommes en particulier une trace indélébile. Tous incarnent le corpus de valeurs que porte la DGSE et dont l’acronyme, Leda, reflète l’idée d’engagement au service de la patrie. «Loyauté» d’abord, à l’image de François Delimal, jeune champion de boxe diplômé de Science Po qui va mener des missions de renseignement et de parachutage avant de se faire arrêter par la Gestapo et de se suicider en avalant sa capsule de cyanure à 22 ans…
«Exigence» aussi, comme l’a illustré Pierre Brossolette, dont l’incroyable destin, mené jusqu’au sacrifice, nous est connu ; «Discrétion», incarnée par Laure Diebold, qui fut une extraordinaire agent de liaison, et, enfin, «Adaptabilité», ainsi que l’a montré le fondateur du BCRA, Passy lui-même.
Comme hier, les agents de la DGSE acceptent aujourd’hui le risque de sacrifier leur vie «sous le soleil ou dans l’ombre», pour reprendre la formule du général de Gaulle évoquant Jean Moulin…
La DGSE est une maison où certains, «soutiers de la gloire», pour reprendre celle de Pierre Brossolette, risquent leur vie sans que personne ne le sache. À l’étranger, dans le danger, la clandestinité et l’isolement. Depuis 1945, des dizaines d’agents sont morts au service de la France souvent dans des conditions très dures. Il faut s’en souvenir. J’ai donc voulu ériger un nouveau monument aux morts pour honorer leur mémoire, rappeler que leur appartenance au service les exclut des formes habituelles des commémorations, ce qui est parfois difficile à comprendre pour les familles.
Sur ce monument, chaque bleuet représentant un agent mort porte à son revers, dissimulé, ses nom et prénom ou son pseudo et l’année de son décès. Quand une famille vient, nous pouvons lui dire: ce bleuet, c’est votre mort. En acceptant d’inaugurer ce monument, le 8 novembre 2019, dans l’intimité du service et en présence des familles, le président de la République a adressé un immense message de reconnaissance.
Renseignement, action clandestine… Se bat-on en 2020 comme on le faisait en 1942?
Les méthodes ont bien sûr évolué et ne sont en rien comparables en terme de moyens. Mais les objectifs sont les mêmes: notre ADN profond reste l’expérience de l’action secrète et de la lutte clandestine au service de la France. Un service de renseignement a vocation à chercher des informations cachées, confidentielles et secrètes. Les informations obtenues ont des conséquences considérables en termes d’action: celles qu’obtient le BCRA sur les trains allemands qui convergent vers la Normandie et vont être sabotés pour rendre le débarquement moins difficile rejoignent d’une certaine manière les renseignements qu’obtient la DGSE aujourd’hui pour entraver des flux proliférant et empêcher qu’un pays se dote d’armements interdits. Les analogies sont là. Quand les agents de la DGSE, seul service spécial agissant à l’étranger, travaillent dans des pays cibles, ils évoluent dans un environnement contraint et risqué soit parce que c’est une zone de guerre, soit en raison du contre-espionnage.
On connaît les relations compliquées entre une France libre défendant ses prérogatives et ses alliés et frères d’armes britanniques et américains. La situation d’aujourd’hui n’est peut-être pas si différente. Comment défendre la souveraineté de la France dans un monde de plus en plus interdépendant?
Notre mission est d’assurer à nos autorités une capacité autonome d’appréciation pour conserver en tout temps notre autonomie stratégique. Il nous faut d’abord compter sur nos propres forces et des moyens importants ont été consacrés aux services de renseignement. La DGSE, qui mutualise une partie des moyens techniques de l’État, a des capacités fortes. Mais nous sommes plus efficaces en partenariat, pour démultiplier notre efficacité. Le partenariat est donc une valeur ajoutée mais un service de renseignement ne doit jamais être complètement dépendant de partenaires pour pouvoir fonctionner correctement.
En 1942, l’ennemi et l’objectif étaient clairs. Quels sont les menaces à contrer, les défis à relever pour préserver une France libre au XXIe siècle?
La lutte contre le terrorisme visant le territoire national reste un objectif stratégique, dans un partenariat permanent et complice avec nos «cousins» de la Direction générale de la sécurité intérieure. Au plan international, la coopération avec nos homologues comme avec les armées est indispensable pour lutter contre cette menace visant nos intérêts. L’élimination par les forces françaises d’Abdelmalek Droukdel, chef d’al-Quaida en Afrique et qui était un subordonné d’Oussama Ben Laden, vient d’en administrer la preuve la plus flagrante. Cette opération est d’une portée majeure. Même si l’État islamique et al-Qaida ont été largement étêtés et qu’ils ont une bien moindre capacité de projection vers le territoire national, la bête bouge encore. Ensuite, la prolifération d’armes d’une grande dangerosité au sein de pays n’ayant pas adhéré à des régimes internationaux suscite une grande inquiétude. Je relève des menaces dans les domaines nucléaire, balistique, radiologique, chimique et biologique. Outre la lutte contre l’immigration clandestine, la cybermenace ou la protection de nos brevets technologiques et scientifiques, nous œuvrons au renseignement politique pour anticiper et décrypter le monde. Plus que jamais, la DGSE éclaire le dessous des cartes pour garantir la souveraineté de la France.