Le budget de la lutte antiterroriste disséqué

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La Cour des comptes évalue à près de 9 milliards d’euros les moyens alloués

 

C’est à un exercice de comptabilité publique atypique que s’est livré, depuis l’automne 2019, la Cour des comptes, à la demande de la commission des finances de l’Assemblée nationale. En clair, tenter d’évaluer, de façon globale, l’ensemble des moyens alloués à la lutte contre le terrorisme depuis le début de la vague d’attentats en France, en 2015. Une radiographie peu habituelle qui intègre aussi bien les ministères de l’intérieur, de la justice que les armées, et parvient à la conclusion qu’en cumulé, ces lignes budgétaires se chiffrent à au moins 9 milliards d’euros, selon le rapport consulté par Le Monde.

Confrontés à la difficulté de délimiter la notion de « lutte contre le terrorisme » et le fléchage des budgets correspondants, les magistrats de la rue Cambon n’ont pas intégré à ce montant global « les missions confiées aux principaux services de renseignement ». Par nature classifiées, elles sont soumises au contrôle de la délégation parlementaire au renseignement. Les magistrats ont aussi écarté la prévention de la radicalisation dans les autres ministères (éducation nationale, sports, etc.). Ils ont en revanche inclus Tracfin, la cellule de renseignement du ministère de l’action et des comptes publics et le service de renseignement des douanes.

Malgré les sommes en jeu, une fois n’est pas coutume, la Cour des comptes est finalement arrivée à la conclusion que l’usage de ces deniers publics était satisfaisant, s’attardant peu sur les débats liés aux atteintes aux libertés publiques. « Bien qu’il soit difficile de mesurer l’efficience d’une politique dont l’objectif premier est de dissuader (…), les moyens mis en œuvre et leur emploi ont été appropriés », résume en préambule ce rapport qui devait être présenté aux parlementaires mercredi 15 juillet.

Dans ce document de 180 pages, l’analyse est essentiellement budgétaire. Depuis 2015, selon la Cour, ce sont 800 millions d’euros qui ont ainsi été versés au ministère de l’intérieur, 700 millions au ministère de la justice et plus de 7,8 milliards aux armées. Des moyens qui – à l’inverse de la lutte contre la fraude fiscale dont les magistrats ont dénoncé les insuffisances en décembre 2019 – ont permis de parvenir à un cadre législatif et réglementaire « suffisamment solide et étoffé », estiment-ils.

Enquêtes peu approfondies

Les griefs de la Cour des comptes s’observent plus en détail, ministère par ministère. Ainsi, place Beauvau, les budgets obtenus ont surtout servi à financer les recrutements (+ 13 000 postes, soit + 5 % environ des effectifs). D’abord fléchés vers les services de renseignement, ils ont ensuite été orientés vers le renflouement des forces mobiles (CRS) et la sécurité publique. Toutefois, les magistrats soulignent un problème ancien : « le manque d’adéquation » plus criant que jamais entre les recrutements et les besoins d’équipements (informatique, logements, entretien des commissariats, etc.). Dans la même veine, ils appellent à rationaliser l’organisation des unités spéciales de la police (RAID, BRI) et de la gendarmerie (GIGN).

Le rapport s’inquiète aussi du sous-dimensionnement du service national des enquêtes administratives de sécurité, chargé de vérifier les antécédents de candidats à des métiers considérés à risque. Créé en 2017, doté de seulement 23 fonctionnaires, il a dû répondre, en 2018, à près de 320 000 demandes d’habilitation. A l’horizon 2021, elles pourraient atteindre 1,6 million, en raison de l’allongement de la liste des emplois concernés… Une situation tendue qui engendre des enquêtes peu approfondies, réduites au seul « criblage » des candidats dans des fichiers centralisés, alerte le rapport.

Au ministère des armées, l’un des effets majeurs des crédits alloués a été d’enrayer la chute des effectifs, surtout dans l’armée de terre (+ 89 % de recrutements). Au lieu de perdre plus de 33 000 emplois sur la période 2014-2019, le ministère a limité ces réductions à 4 300 postes. Les services de renseignement qui lui sont rattachés ont aussi été bien dotés, ainsi que les forces spéciales, qui ont obtenu un bond de leurs effectifs : + 25 % entre 2014 et 2019 (de plus de 3 000, elles sont passées à plus de 4 000). Ces efforts de recrutement sont amenés à se poursuivre, principalement dans le domaine de la cyberdéfense et du numérique.

Chaîne pénale améliorée

Cette « massification » des embauches a toutefois ses revers. Notamment la baisse de « sélectivité » du recrutement des militaires du rang, comme le pointent pudiquement les magistrats de la Cour des comptes – un problème auquel est aussi confrontée la police. Ces embauches correspondent à des besoins réels mais dévoyés, selon le rapport. En particulier dans le cadre de l’opération « Sentinelle », déployée au lendemain des attentats de janvier 2015 (qui a compté jusqu’à 7 700 hommes). Les militaires ont trop souvent été appelés à pallier les forces de sécurité intérieure, mobilisées notamment sur la crise des « gilets jaunes », aux yeux de la Cour. « A terme, la question de savoir s’il est nécessaire d’engager un effectif de manière permanente sur le territoire national se pose », déclare-t-elle.

Le coût d’un certain nombre d’opérations extérieures a aussi été considéré par les magistrats de la rue Cambon comme faisant partie du champ de la lutte contre le terrorisme. Or celui-ci s’est envolé, notent-ils, sans pour autant le remettre en question : + 35 % entre 2014 et 2019. De 680 millions d’euros, ils sont passés à plus de 1 milliard, soit plus de six milliards cumulés depuis 2015. Des « surcoûts » que le rapport décrit comme liés à « l’entretien des matériels », lui-même conditionné « aux conditions difficiles d’emploi sur les théâtres d’opération » (« Chammal » dans la zone irako-syrienne et « Barkhane » au Sahel). En revanche, la Cour s’inquiète que ces dépenses ne suffisent pas à résoudre le problème lancinant de la « dépendance » aux moyens techniques américains ou russes pour ces mêmes opérations.

Côté justice, le rapport se réjouit que les crédits alloués aient permis d’améliorer la chaîne pénale (notamment les délais de traitement des dossiers), au risque toutefois d’un surdimensionnement des services de police judiciaire réorientés ces dernières années vers le terrorisme au détriment d’autres formes de criminalité. Les magistrats saluent aussi la création du nouveau service national de renseignement pénitentiaire et la réorganisation de l’administration pénitentiaire pour gérer les détenus radicalisés. Les dispositifs de « déradicalisation » en milieu ouvert sont quant à eux jugés « coûteux mais efficaces » (environ 3 500 euros par mois par individu, à Paris).

La Cour des comptes s’inquiète en revanche du manque de familles d’accueil pour les mineurs qui rentreraient de Syrie.

LE MONDE

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