« Laissez vivre mon peuple »

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Comment oublier ce cri de feu Ghassan Tuéni quand on voit l’agonie actuelle du Liban et de son modèle ? Qui ne connaît l’adage traditionnel du Levant qui dit : « Heureux celui qui possède un lopin de terre au Liban afin de faire brouter sa chèvre. » C’était jadis, au temps de la vie paisible et de la sociabilité bienveillante, qui ont fait la réputation du Liban depuis la fin du XIXe siècle.

Toute l’histoire des régions qui forment aujourd’hui la République libanaise se distingue depuis 150 ans par les efforts consentis en faveur de la modernité, du progrès économique, du bien-être croissant, de l’éducation de haut niveau et de la grande qualité des services médicaux. Tout cela n’aurait pas été rendu possible sans ce petit grain de sel qu’on appelle « neutralité » et qui, depuis l’appel lancé récemment par le patriarche maronite Béchara Raï, constitue une priorité dans les débats au sein de l’opinion publique et de la classe politique. On rappelle que l’appel du cardinal Raï demande au chef de l’État que soit libérée la légitimité souveraine de l’État, que le Liban se repositionne sous l’ombrelle de la double légitimité arabe et internationale, et que la communauté internationale, à travers l’ONU, se porte garante de sa neutralité.

« Il n’y a rien de nouveau sous le soleil », dirait le Livre de l’Ecclésiaste. La neutralité libanaise est un thème récurrent depuis de longues décennies, en fait depuis la naissance du Liban en 1920, voire depuis le protocole de 1860 régissant le Mont-Liban au sein de l’Empire ottoman. Le Liban a, du moins jusqu’en 1969, été mis à l’écart des rivalités armées qui ensanglantent le Proche-Orient. On peut résumer cela en disant que, depuis les origines, ladite neutralité libanaise est un état de facto et non de jure comme dans le cas de la Suisse. C’est ce qui explique pourquoi le Liban fut surnommé la « Suisse de l’Orient ». Cette Suisse orientale a permis à des communautés religieuses rivales non seulement de vivre ensemble, mais également d’exercer ensemble l’exercice du pouvoir et des affaires de l’État.

Aujourd’hui, ces acquis paraissent caducs. Pourquoi ? Parce que l’État libanais est incapable d’exercer ses droits régaliens premiers, expression de sa pleine souveraineté : monopole de l’usage de la violence armée pour la protection des frontières et de chaque citoyen, monopole d’établir sa propre politique générale et surtout sa stratégie diplomatique en fonction de ses intérêts nationaux. Les autres aspects du malheur libanais (économique, financier, mauvaise gouvernance, corruption, etc.) ne sont que des conséquences de cette tare première. Pour être neutre, il faut d’abord exister comme État souverain possédant une seule armée et non deux, et en mesure d’exercer une seule et unique volonté souveraine en matière de guerre et de paix.

« Ni Orient ni Occident », avait-on dit en 1943 lors de l’indépendance. Hélas, cette double négation fut mal interprétée par Georges Naccache qui n’y a pas vu l’expression, sinon d’une neutralité de droit, du moins d’une non-belligérance de fait, d’une abstention affichée de prendre position dans les conflits interarabes avant la création de l’État d’Israël. En 1945, la charte de création de la Ligue arabe parle du Liban comme « membre d’appui et non de confrontation ». Le Liban, pour les Arabes, est un facteur de consolidation interarabe et non de déstabilisation ou de positionnement en faveur de tel ou tel régime au détriment de l’intérêt commun. En clair, il est naturellement dans une attitude de « distanciation ». En 1948, le Liban participa à la campagne militaire arabe contre la proclamation de l’État d’Israël et conclut avec l’entité sioniste l’accord d’armistice de 1949 qui régit ses relations avec son voisin méridional.

Et puis, il y eut 1969 et l’accord du Caire par lequel le Liban a violé l’accord d’armistice et toute la tradition de non-belligérance et d’abstention d’engagement qui est la sienne. Ni son annulation en 1987 ni l’accord de Taëf en 1989 ne parviendront à restaurer l’État libanais dans la plénitude de sa souveraineté. L’appel de Baabda du président Sleiman (2014) est une ultime tentative pour sauver ce qui peut encore l’être de cette neutralité de facto. Nous vivons aujourd’hui les effets désastreux du non-respect de cet appel. L’accord de Mar Mikhaël, conclu en 2006 entre Michel Aoun et Hassan Nasrallah, est une réédition de l’accord du Caire. Il se fait le champion de l’hégémonie antiarabe iranienne en acceptant la présence armée illégale d’une milice entretenue par l’Iran. De plus, il dépouille le Liban de sa neutralité bienveillante au sein du monde arabe et le réduit à un champ de bataille des puissances régionales qui s’entre-dévorent au Levant.

Les sophistes du palais de Baabda s’évertuent en appels au « dialogue » pour contourner l’appel du cardinal Raï. Ils déploient des trésors de dialectique pour l’interpréter dans un sens favorable au Hezbollah. Émanant de milieux chrétiens, de tels efforts paraissent pathétiques.

« Laissez vivre mon peuple » leur dit, d’outre-tombe, Ghassan Tuéni. Laissez-le vivre dans son cadre de toujours : celui de la non-belligérance, celui de l’abstention ou de la distanciation, celui de la pratique intelligente d’une neutralité bienveillante qui sert les intérêts communs du monde arabe, celui de ce climat paisible qui permettrait à toutes les chèvres du Levant de pouvoir venir brouter tranquillement sur les pentes du Liban.

acourban@gmail.com

*Beyrouth

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