Faut-il pour autant clouer au pilori Monsieur Elie Ferzli et les membres de son association du Liqa’a Ortodoksi (Rassemblement orthodoxe) pour avoir jeté l’énorme pavé de leur projet de loi dans les eaux glauques et fangeuses de la mare identitaire des multiples chrétientés du Liban ? Si des « Elie Ferzli », de même que des « Michel Samaha », existent par pelletées entières ce n’est certainement pas à cause de je ne sais quel mauvais génie externe qui s’acharnerait ainsi sur l’âme tendre et cristalline des groupes chrétiens. Le mal, le vrai, le seul mal, est à rechercher dans le tréfonds du psychisme individuel et collectif de ces collectivités qui formaient, jadis, des catégories administratives fort pratiques pour que le Sultan ottoman puisse gérer ses ra’aya (son cheptel) de minorités et lever convenablement les impôts spécifiques qu’il leur imposait. Le système aurait donc survécu dans le cadre des dispositions du statut personnel du Liban après 1920. Près d’un siècle après, les forces politiques dites chrétiennes demeurent au même point. Elles refusent de sortir du giron des catégories ottomanes de jadis. Elles continuent à se percevoir, à l’intérieur de ces catégories, comme étant de corps entiers en permanence aux aguets contre tout ce qui pourrait perturber sa chimérique cohésion.
Dans Malaise dans la Civilisation, Sigmund Freud se penche sur les oppositions qui peuvent surgir entre groupes ou individus que des tiers considèrent comme identiques. Pour expliquer ces rivalités, il fait appel au concept de « narcissisme des petites différences » et postule qu’il est plus aisé de maintenir la cohésion intracommunautaire à condition qu’il y ait un élément externe non-intégré qui servirait d’objet de fixation de la haine. Ainsi, par le biais de cet esprit de corps identitaire, on « constate une satisfaction commode et relativement inoffensive de l’instinct agressif, par laquelle la cohésion de la communauté est rendue plus facile à ses membres ». L’esprit minoritaire-identitaire répond parfaitement à cette définition de Freud. Il suffit d’écouter tout ce qui se dit dans ce Levant en ébullition suite au soulèvement du peuple de Syrie.
Nul ne met en doute que le pluralisme et la diversité, au sein de la Cité, sont l’objet même de l’unité du corps politique. L’unité de la communauté politique (societas civilis) n’a d’autre fondement que la diversité. Cependant, les éléments qui composent cette diversité ne peuvent prétendre avoir le même statut de cohérence que le corps politique lui-même. Chacune des composantes de la pluralité a pour but et pour fonction, non sa propre cohésion interne, mais la cohérence de l’ensemble et son unité. En d’autres termes, être un bon citoyen libanais de telle ou telle confession signifie se préoccuper d’abord du bien commun à tous, c’est-à-dire du Liban, et non de la territorialisation des identités collectives ou de l’identitarisation de parcelles du territoire national.
Une cité est à l’image d’un corps humain. Imaginons qu’un beau matin, tous mes os décident de protéger leur propre cohésion de catégorie tissulaire particulière, en décidant de ce qu’ils peuvent ou doivent fournir au corps dont ils forment le squelette. Imaginons que mes muscles fassent de même, ainsi que mes vaisseaux, mes glandes etc …. Que deviendra mon corps ? Certes, un feu d’artifice de ces éclatements factieux de tous mes tissus. C’est précisément le cas de tout corps dans les états terminaux du cancer. Avant d’être une hérésie issue d’une officine de renseignements de l’Alliance des Minorités, la loi Ferzli-Ortodoksi est d’abord le symptôme d’un cancer malin qui mine mortellement les chrétientés orientales.
L’affirmation « je hais le juif », comme le disait Sartre, n’est pas de celles qu’on prononce seul. « Il faut se sentir soutenu par une communauté de haine. Dans cette communauté … la personne se fond dans le groupe indifférencié des semblables ». Au sein d’une telle communauté de haine et de colère, les distinctions sociales s’estompent. Sartre cite Proust qui avait montré comment la haine de Dreyfus le juif avait permis aux différences sociales de s’estomper, comment le maître se rapprochait de son domestique et comment les portes de la grande bourgeoisie s’ouvraient au prolétariat. Il suffit d’écouter les discours jouissifs et orgasmiques de la haine, du racisme et de l’exclusion, que délivrent des forces politiques et religieuses surtout chrétiennes, hélas.
Pour René Girard, l’agressivité naturelle des hommes se résout dans la violence de tous contre un, contre le non-intégré. Ce faisant, sur la dépouille de la victime sacrifiée, se reconstitue la cohésion communautaire. Le maintien de l’Identitaire est ainsi le fruit d’une solidarité dans le crime. Telle est la nature profonde de l’Alliance des Minorités : une fédération de communautés où la haine et la violence constituent le lien identitaire.
En dépit de toutes les exhortations apostoliques, de toutes les festivités célébrant la coexistence de tribus religieuses, de toutes les embrassades entre turbans et calottes, les chrétientés orientales sont invitées à méditer la boutade sarcastique de Koltès :
« S’il est dur de haïr seul, à plusieurs cela devient un plaisir».
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Beyrouth