Une traque menée par plusieurs services européens met en évidence une liste de 15 noms d’agents du GRU
La vengeance est un plat qui se mange froid, surtout dans le monde de l’espionnage. Selon les informations du Monde, une traque sans précédent, lancée, au printemps 2018, par les services de contre-espionnage britannique, français et suisse et leurs partenaires, notamment américains, a permis de dresser une liste de quinze officiers du renseignement militaire russe (GRU). Ces membres d’une même unité, spécialisée dans les assassinats, ont circulé en Europe, de 2014 jusqu’à la fin 2018.
Les services secrets britanniques, français et suisse, soutenus par leurs partenaires, se sont mobilisés après l’attaque au Novitchok, un agent neurotoxique innervant, de l’ère soviétique, le 4 mars 2018, à Salisbury, dans le sud de l’Angleterre, par deux officiers du GRU, contre Sergueï Skripal, un ex-collègue passé à l’Ouest. Cette vaste chasse aux tueurs du GRU, à laquelle la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) a fortement contribué, a montré que l’ensemble de ces quinze officiers ont transité et résidé en France pendant cette période. Certains sont venus à de nombreuses reprises, d’autres une ou deux fois. Ils venaient de Londres, de Moscou, d’Espagne ou de Suisse. La France a pu leur servir d’étape dite « de sécurité » avant que ces agents, rompus aux techniques de clandestinité, n’atteignent leur destination finale.
Produit toxique très dangereux
Ces quinze hommes ont très régulièrement séjourné dans la même zone, en Haute-Savoie, dans des villes, comme Annemasse, Evian ou Chamonix, et dans des bourgs plus isolés. Avant cela, ils ont souvent atterri à Roissy ou à Lyon, une fois à Nice, avant de passer la nuit dans un hôtel à Cannes, et de nombreuses fois à Genève. Ils ont alors loué des voitures pour se rendre en Haute-Savoie. Si de nombreuses questions subsistent encore, cette région frontalière avec la Suisse aurait, selon le contre-espionnage français, servi de base arrière et logistique à ce service action du GRU pour des actions menées dans toute l’Europe.
Aucune trace d’opérations de cette unité du GRU n’a été, à ce jour, détectée en France. La fonction de « camp de base » de ce département pourrait expliquer le choix des services russes de ne pas attirer l’attention des autorités locales en opérant sur le sol français. Ces quinze agents sont rattachés à l’unité 29155 du 161e centre de formation spéciale du GRU. Cette institution formait, à l’époque de la guerre froide, les cadres des guérillas communistes en Asie, en Afrique ou en Amérique centrale. Reconvertie, depuis la chute du mur de Berlin, en service d’action clandestine, cette unité se livre désormais à l’assassinat, au sabotage ou à des tâches plus obscures comme la relève des « boîtes aux lettres mortes », moyen de communication des agents secrets dans le monde. Leur modus operandi, assez atypique dans le monde de l’espionnage, explique la mutualisation des efforts pour traquer ces hommes.
Car, si la tentative d’empoisonnement de M. Skripal, en mars 2018, a avorté, elle a résonné, pour Londres et ses alliés, comme un acte de guerre chimique et une grave provocation. Le produit toxique très dangereux avait été jeté dans un parc après son utilisation, ce qui a causé, quelques semaines plus tard, la mort d’une femme, et contraint à l’hospitalisation de plusieurs personnes. C’est la première utilisation d’arme chimique en Europe depuis la seconde guerre mondiale. Une pratique, dangereuse pour le grand public, qui illustre l’extrême agressivité de la Russie et transgresse les règles, pourtant très souples, de l’univers du secret.
Les services secrets anglais, français, suisse et leurs partenaires, seraient parvenus à identifier ces quinze agents du GRU dès 2018, après avoir « remonté » tous leurs déplacements. Les noms de certains officiers figurant sur cette liste sont déjà sortis au fil d’enquêtes journalistiques. A l’automne 2018, le site d’investigation anglais Bellingcat et son partenaire russe The Insider avaient révélé ceux des deux auteurs de la tentative d’empoisonnement au Novitchok : Alexandre Michkine, alias Alexandre Petrov, et le colonel Anatoli Tchepiga, alias Rouslan Bachirov. Mi-février, Bellingcat livrait le nom d’un troisième homme, coordonnateur de l’opération de Salisbury, le major général Denis Sergeev, alias Sergueï Fedotov, diplômé de l’Académie diplomatique militaire de Russie.
Fedotov a également été repéré en Bulgarie. Il aurait dirigé, le 28 avril 2015, une tentative d’empoisonnement contre Emilian Gebrev, un fabricant d’armes perçu comme hostile aux intérêts du Kremlin dans la région. Ce dernier s’était effondré lors d’une réception, à Sofia. Son fils et un cadre de son entreprise avaient également été touchés. La cible et les victimes collatérales en ont réchappé. Le parquet bulgare confirmait, pour sa part, les soupçons visant « un agent du GRU », du nom de Fedotov, s’étant rendu à trois reprises en Bulgarie au moment des faits.
Fin novembre 2019, en poursuivant leur travail sur l’opération avortée en Bulgarie, Bellingcat, The Insider et le magazine allemand Der Spiegel ont découvert les alias de six autres membres de l’unité 29155 : Vladimir Popov, Nikolaï Koninikhin, Ivan Lebedev, Danil Stepanov, Sergueï Pavlov et Georgy Gorshkov, chargés de la sécurité et de la logistique. Ces organes de presse montraient aussi qu’ils avaient participé à d’autres missions, notamment en 2014, lors de l’annexion de la Crimée et d’une campagne de déstabilisation de la Moldavie. Vladimir Popov, lui, semble avoir codirigé, fin 2016, avec un autre agent de l’unité, Eduard Chichmakov, alias Eduard Chirokov, une opération contre le Monténégro alors que ce pays tentait de se rapprocher de l’OTAN.
Demande d’entraide judiciaire
Selon l’enquête du Monde, l’un de ces agents, Sergueï Pavlov, a également été repéré, par les services de renseignement britannique, fin 2017, sur leur sol. Son passage serait lié à la tentative d’empoisonnement de Sergueï Skripal, en 2018. Il compléterait le trio composé d’Alexandre Petrov, de Rouslan Bachirov et de Sergueï Fedotov. Dans l’affaire Skripal, la France a fait l’objet d’une demande d’entraide judiciaire de Londres pour retrouver deux familles françaises ayant occupé la chambre d’hôtel que venaient de quitter les deux auteurs de l’attaque au Novitchok. Les autorités voulaient s’assurer que leur santé n’avait pas été mise en danger par des restes de l’agent neurotoxique. Ce qui ne fut pas le cas.
Nos recherches, confirmées par des sources issues du renseignement, ont permis la mise au jour des noms de cinq autres membres de l’unité 29155, figurant sur la liste des quinze tueurs du GRU. Connus par leurs seuls alias, il s’agit d’Alexandre Koulaguine, d’Evgueni Larine, de Timour Nouzirov, de Naman Youssoupov et de Guennadi Chvets. A l’instar des autres membres de cette unité, ils ont également transité et séjourné en France et Haute-Savoie.
Fedotov, le coordonnateur des opération de Salisbury, en 2018, et de Sofia, en 2015, est localisé à Paris, le 12 novembre 2014. Il reste en France jusqu’au 1er décembre de la même année. En avril 2016, il fait l’aller-retour entre Londres et Lyon. Le 9 septembre 2017, Petrov et Bachirov, les deux empoisonneurs au Novitchok de Salisbury, arrivent à Paris en provenance de Moscou. Ils feront le chemin inverse une semaine plus tard. Entre-temps, ils sont descendus en Haute-Savoie. Les mêmes reviennent à Paris, le 25 octobre 2017, retournent en Haute-Savoie, avant de reprendre l’avion, le 4 novembre, pour Moscou en décollant de Genève. Ils feront des trajets similaires en décembre 2017 et janvier 2018.
Le contre-espionnage français, britannique et suisse n’a pas trouvé, à ce jour, en France, de caches de matériels, d’armes ou pu confondre des complicités locales. Ils ont néanmoins pu identifier des lieux de restauration ou de résidence et même ceux de shopping, pour des vêtements ou des objets plus précieux. Des commerçants, visités plusieurs fois par certains agents du GRU, ont fait l’objet de vérifications approfondies mais aucune preuve de compromission n’a pu être relevée. Fin 2019, l’hypothèse « la plus probable », retenue par un haut responsable du renseignement français, reste de considérer « la Haute-Savoie comme une base arrière pour l’ensemble des opérations clandestines de l’unité 29155 en Europe ». Facile d’accès, frontalière avec la Suisse, c’est un lieu discret fréquenté par les Russes, à l’instar d’une ville comme Megève.
Lors de leur séjour en France, les membres de l’unité 29155 n’auraient eu aucun contact avec d’autres cellules du GRU, comme celle chargée du cyberespionnage militaire [unité 26165], dont les membres ont également transité en Suisse et en Haute-Savoie, à Annemasse et à Evian. Le contre-espionnage français avait mis en lumière l’implication de cette autre unité du GRU, fin 2016 et 2017, lors d’opérations de piratage informatique visant, en Suisse, l’Agence mondiale antidopage (AMA). De même, les agents tueurs du GRU se seraient abstenus de toute communication avec les espions russes agissant sous couverture diplomatique dans les consulats ou l’ambassade de Russie en France.
Le dernier passage, en France, de membres de l’unité 29155 figurant sur la liste des quinze tueurs du GRU date de septembre 2018, sept mois après l’affaire Skrypal. Le contre-espionnage français ne les verra plus après. A la même époque, les noms de certains avaient, il est vrai, été publiés dans la presse. Et surtout, des mandats d’arrêt européen ont été délivrés, en 2018, dans le cadre de l’affaire Skripal contre Alexandre Petrov, Rouslan Bachirov, Sergueï Fedotov et Sergueï Pavlov.