Après le Royaume-Uni, l’Allemagne a placé la branche politique du mouvement islamiste chiite sur sa liste terroriste. Paris s’y refuse toujours. Explications.
Par Armin Arefi
Des pierres pleuvent sur le pare-brise de la Mercedes blindée de Lionel Jospin. 26 février 2000, le Premier ministre français est violemment pris à partie par des étudiants palestiniens de l’université de Beir Zeit à Ramallah, en Cisjordanie. La veille, le chef du gouvernement a provoqué l’ire des pays arabes en qualifiant les activités du Hezbollah libanais contre Israël de « terroristes », rompant pour la première fois avec la position traditionnelle française. Deux décennies plus tard, la question est de nouveau sur la table.
La France est aujourd’hui sous pression après que l’Allemagne a décidé jeudi dernier d’interdire entièrement les activités du mouvement islamiste chiite sur son territoire. Jusqu’ici, Berlin, au même titre que l’ensemble des pays de l’Union européenne (sauf les Pays-Bas, NDLR), ne considérait comme terroriste que la branche armée de la formation libanaise, pas sa branche politique. « Le Hezbollah est une organisation terroriste qui a commis un grand nombre d’attentats et d’enlèvements dans le monde », a justifié le ministre allemand de l’Intérieur, Horst Seehofer, dans le quotidien Bild. « Ses activités illégales et la préparation de ses attentats se déroulent aussi sur le sol allemand. »
Nitrate d’ammonium
Le même jour, la police allemande a mené plusieurs perquisitions au sein d’« établissements liés au mouvement » à Berlin, Brême, Munster ainsi qu’à Dortmund. D’après la chaîne de télévision israélienne Channel 12, ce sont les services de renseignements extérieurs israéliens (le Mossad, NDLR) qui auraient fourni à l’Allemagne des renseignements, notamment sur le stockage dans des entrepôts dans le sud du pays de centaines de kilos de nitrate d’ammonium, un matériel utilisé dans la confection d’explosifs. « La police allemande a mis la main sur des infrastructures permettant de réaliser des travaux de reconnaissance, de levée de fonds et de radicalisation de personnes dans le but de mener des attaques futures en Occident, y compris en France », affirme Assaf Orion, brigadier général réserviste israélien aujourd’hui chercheur au sein de l’Institut d’études sur la sécurité nationale (INSS).
Niant toute activité en Allemagne, le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a dénoncé lundi une décision « politique » de l’Allemagne, illustrant, selon lui, une « soumission à la volonté américaine » et visant à « satisfaire Israël ». Tel-Aviv et Washington, qui poussaient de longue date pour infléchir la position allemande, ont salué à l’unisson la décision de Berlin et ont enjoint aux autres pays de l’Union européenne, notamment la France, de lui emboîter le pas. « Avec l’Allemagne et le Royaume-Uni l’année dernière, nous avons deux des E3 [les trois pays européens les plus influents avec la France, NDLR] qui se tiennent du bon côté de l’Histoire », estime Assaf Orion. « Il est désormais temps que la France se rende compte que sa politique sur le Hezbollah ne fonctionne pas et qu’elle revoie sa position. »
Pression de Washington
D’après la chaîne américaine Fox News, Richard Grenell, l’ambassadeur des États-Unis en Allemagne, également directeur par intérim du Renseignement américain, s’est personnellement entretenu avec Emmanuel Bonne, le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, pour convaincre ce dernier de changer d’avis. En vain, pour l’instant. « Nous avons pris note de la décision annoncée par le ministère de l’Intérieur allemand, qui a permis l’ouverture de procédures judiciaires en Allemagne », confie une source diplomatique. « La France dispose, pour sa part, du cadre législatif qui lui permet d’engager les poursuites nécessaires à l’encontre des personnes liées à des activités terroristes. »
Pour l’heure, Paris refuse d’aller au-delà de la décision européenne de classer comme terroriste la branche armée du Hezbollah. « Les gesticulations diplomatiques des États-Unis et d’Israël ne nous empêcheront pas d’avoir une diplomatie indépendante dans la région », affirme au Point Hervé de Charette*, ministre des Affaires étrangères de 1995 à 1997. « Le Hezbollah est devenu aujourd’hui l’une des principales forces politiques au Liban, en même temps que l’une des organisations armées les plus fortes au Moyen-Orient. »
Parti politique
Créé en 1982, avec l’aide des Gardiens de la révolution iraniens pour contrer l’invasion israélienne du Liban du Sud, le « Parti de Dieu » est aussi, depuis le début des années 1990, un parti politique. Partisan de l’instauration d’une République islamique au Liban sur le modèle iranien, le Hezbollah, qui se veut le champion de la cause chiite (30 % environ de la population libanaise, NDLR) et de la « résistance » face à Israël, dispose aujourd’hui de députés et de ministres au sein du gouvernement libanais. « Il existe un jeu à trois au sein de l’exécutif libanais entre le Hezbollah, le parti Amal et le Courant patriotique libre du président Michel Aoun », rappelle Aurélie Daher, enseignante-chercheuse à Paris-Dauphine et à Sciences Po Paris. « Mais ces trois acteurs ont de nombreux désaccords, alors que l’aval de chaque parti est indispensable pour que le gouvernement fonctionne. »
Soucieuse de ne pas rompre ses liens politiques avec le Liban, où elle possède une présence historique et souhaite conserver son influence, la France refuse jusqu’ici de sanctionner la totalité du Hezbollah. « La France est attachée à la souveraineté du Liban et au respect des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies », ajoute la source diplomatique, en référence au refus de l’ONU de classer le mouvement sur sa liste terroriste (les Nations unies appellent, en revanche, à son désarmement, ce que le mouvement refuse au prétexte de la lutte contre Israël, NDLR). « Dans le contexte de crise grave que connaît le pays, poursuit la source, toutes les forces politiques libanaises doivent travailler ensemble au service de l’intérêt général pour permettre au gouvernement libanais de répondre aux attentes exprimées par la population depuis octobre dernier. » Autrement dit, toutes les forces, dont le Hezbollah.
Attentats en France
Problème, pour Israël, le mouvement islamiste se servirait de sa vitrine politique pour redorer son blason auprès des chancelleries occidentales et poursuivre ses activités « terroristes » à l’étranger. « Il n’existe pas, en réalité, de différence entre l’organisation politique et sa branche militaire, une distinction que n’effectuent même pas ses dirigeants », explique au Point Ely Karmon, chercheur en problématique stratégique et en contre-terrorisme au Centre interdisciplinaire de Herzliya (Israël). « La France refuse de reconnaître la totalité du Hezbollah comme une organisation terroriste en raison de ses intérêts politiques et stratégiques au Liban. Pourtant, elle aurait dû le faire depuis longtemps. »
Le mouvement islamiste est bien connu des autorités françaises. Attaque contre le Drakkar au Liban en 1983, prise d’otages contre des journalistes et diplomates à partir de 1985, puis attentats en France dès 1986, le Hezbollah a multiplié les actions armées contre les intérêts français dans les années 1980, sur ordre de la République islamique d’Iran. « Il s’agit d’une sorte de service d’action extérieure au service des Gardiens de la révolution iraniens qui s’est livré à de nombreuses actions terroristes par le passé », explique Alain Rodier, directeur de recherche chargé du terrorisme et du crime organisé au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R).
120 000 roquettes
« Armés, formés et financés par Téhéran, ils servent les intérêts iraniens dans la région et sont aujourd’hui très actifs en Syrie », où ils combattent depuis 2012 aux côtés de Bachar el-Assad et des autres milices chiites pro-iraniennes. « Cet engagement dans le conflit syrien leur a apporté une expérience militaire qu’ils n’avaient pas. Ils ont également pu récupérer de l’Iran des armes qu’ils ont entreposées au Liban et qu’Israël n’a pu intercepter dans leur totalité. » D’après Tsahal, le Hezbollah posséderait aujourd’hui jusqu’à 120 000 roquettes et missiles de courte portée, ainsi que des centaines de missiles de longue portée. Ainsi, « en ciblant le mouvement chiite, c’est surtout l’Iran que visent les États-Unis et Israël », affirme Alain Rodier.
Actif au Moyen-Orient, du Liban à la Syrie, en passant par l’Irak et le Yémen, où il déploie des « instructeurs » militaires, le « Parti de Dieu » se montre aujourd’hui relativement discret en Europe, à la faveur du léger rapprochement entamé entre l’Iran et le Vieux Continent à la suite de la conclusion de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015. Le dernier attentat du Hezbollah remonte à 2012, contre un car de touristes israéliens en Bulgarie. En 2015 toutefois, Bassam Hussein Abdallah, un citoyen libano-canadien, a été arrêté à Chypre en possession de 8,2 tonnes de nitrate d’ammonium. Il a avoué travailler pour le compte du Hezbollah.
« Parler avec tout le monde »
« Les pays européens s’emploient à minimiser les activités du Hezbollah sur le Vieux Continent. Or, Israël pense que ces explosifs étaient censés être utilisés en Europe », affirme une autre source diplomatique. « Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’explosion que les activités n’existent pas. » Pour Israël, la désignation par la France de la totalité du mouvement libanais sur sa liste des organisations terroristes accroîtra la pression sur celui-ci, le forçant à choisir tôt ou tard entre politique et terrorisme.
Au contraire, l’ancien ministre des Affaires étrangères Hervé de Charette estime que la demande israélo-américaine est contre-productive. « La diplomatie, estime-t-il, consiste justement à parler avec tout le monde, y compris ceux qui posent problème. » En 1996, en plein conflit entre Israël et le Hezbollah, l’ex-chef de la diplomatie française avait réalisé un marathon diplomatique de treize jours entre Tel-Aviv, Beyrouth, Damas et Le Caire, réussissant, au final, à faire taire les armes.
Hervé de Charette est l’auteur d’Opération Raisins de la colère : l’histoire secrète d’un succès diplomatique français (CNRS Éditions, 2018).