La difficile construction de l’idendité

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« Les Kurdes se distinguent par des qualités remarquables en Orient », écrivait Roger Lescot en 1944. L’ethnographe français qui avait mené des enquêtes chez les Kurdes sur les conseils de Robert Montagne, le spécialiste du Maroc, décrivait « l’âme du peuple » kurde comme suit : les Kurdes sont hospitaliers, francs et travailleurs infatigables. Ils aiment leur terre, respectent la parole donnée, possèdent beaucoup de bon sens et ils sont assoiffés d’instruction. » (note : Kurdistan II, in Roja Nû, 41 (3), 1944, cité par Jordi Tejel, xxxx). On le voit : l’affirmation d’une identité passe par une différenciation des caractères et des coutumes.

En ces temps de colonialisme finissant où les puissances mandataires s’appliquaient à inventer une nouvelle gestion des communautés ethniques et confessionnelles, l’ethnologie française tentait d’apporter aux chefs politico-militaires un éclairage à la fois érudit et pratique sur les populations irrédentistes, tels les Alaouites, les Druzes ou les Kurdes. Ce faisant, les « orientalistes » de terrain n’hésitaient pas à outrepasser les limites de leur fonction en apportant leur contribution à la formation de l’identité kurde. Ainsi, les trois kurdologues français de l’entre-deux-guerres, Roger Lescot, Pierre Rondot et Thomas Bois, ont-ils collaboré, avec des intellectuels kurdes, Djeladet et Kamuran Bedir Khan, à la rédaction de grammaires, de dictionnaires et de recueils de contes et légendes populaires, sans lesquels la conscience de soi ne peut s’affirmer. La langue et la culture comme creuset national : telle est la voie choisie par tous les nationalistes de l’époque, et en premier Atatürk et les idéologues du panarabisme. En réalité, rien n’est moins évident qu’une identité nationale. En même temps, et c’est là le grand paradoxe, elle semble aller de soi, au point qu’on en arrive à croire qu’il y a eu de toujours des Arabes, des Persans, des Turcs et des… Kurdes.

« Une chose est sûre, écrit Kendal Nezan, le sentiment d’appartenance à un peuple distinct, la conscience de la kurdité et du Kurdistan est très ancienne chez les Kurdes qui sont une population autochtone du Proche-Orient et qui se considèrent comme les descendants des Mèdes de l’Antiquité » (note : in Confluences Méditerranée, n°34, été 2000, p.27). Plus ancienne même, ajoute-t-il que la conscience de la turcité ou de l’arabité. Certes ! Mais que cèle en fait la notion de,kurdité ? Dans le même texte, Nezan s’interroge sur la vision qu’avait le prince kurde Chéref Khan de Bidlis qui acheva en 1596 sa monumentale Chéreffnâmeh ou les fastes de la nation kurde : était-ce inspirée d’une conscience ethnique ou d’une conscience nationale ? Ce qui est sûr, c’est que les connotations actuelles du mot « nation » ne peuvent être appliquées sans anachronisme à des époques passées où prédominait le sentiment d’appartenir à une terre, à un clan ou à une tribu.

Quoiqu’il en soit de l’identité ancienne et nouvelle des Kurdes, leur renaissance culturelle au lendemain de la Première Guerre mondiale n’aurait pu se faire sans un éveil politique préalable se projetant dans l’image d’une nation, la « communauté imaginée » de l’historien anglo-saxon Benedict Anderson. Certains auteurs vont jusqu’à assurer que cet éveil ne doit pas grand chose à l’anthropologie occidentale (Chrisopher Houston, « An anti-history of a non-people : Kurds, colonialism, and nationalism in the history of anthropology », in Journal of Royal Anthropolical Institute (N.S.), 15, 2009, p. 19-35). Née au XIXe siècle, l’idée d’émancipation des nations s’est nourrie des révoltes qui ont secoué l’Empire ottoman, mais toutes les révoltes n’ont pas donné naissance à des nations. Celles des Kurdes en Anatolie ou en Iran auraient pu n’être que des soubresauts vite engloutis dans la grande histoire, n’étaient les aspirations et les ambitions d’une élite d’ailleurs formée aux mêmes idées qui secouaient les cercles dirigeants ottomans. C’est en effet à la même école européenne que se sont épanouies les idéologies nationalistes qui vont se confronter au lendemain de la Grande Guerre.

La mémoire kurde restera profondément marquée au XXe siècle par les promesses du Traité de Sèvres, cyniquement reniées à Lausanne. La carte dressée par les états-majors alliés accordant une patrie aux Kurdes et une autre aux Arméniens restera pour toujours comme une preuve indélébile de la duplicité et du mensonge des Européens, à l’égal des Accords Sykes-Picot pour les Arabes et notamment les Palestiniens. Il y a bien eu un projet de soutien britannique à la rébellion kurde d’Anatolie contre l’armée turque de Mustafa Kemal, mais présenté par le lieutenant-colonel A. Rawlinson en mars 1922, il fut rejeté par les membres du Département du Moyen-Orient au Colonial Office, dont T.E. Lawrence, qui craignaient de subir un échec comparable à celui de la Révolte arabe ! (Robert Olson, « The Second Time Around: British Policy towards the Kurds », in Die Welt des Islams, XXVII (1987), pp. 91-102).

Quand le rideau retombe sur leurs espoirs déçus, les Kurdes se retrouvent écartelés entre quatre pays : la Turquie, la Syrie, l’Irak et l’Iran. Comment construire dès lors une identité propre quand les nouvelles cultures nationales ne cessent d’imposer leur hégémonie et d’interdire l’expression de toute culture dissidente ? La résistance des Kurdes à l’assimilation totale tient du miracle, car la puissance idéologique et politique des Etats nés du démantèlement de l’Empire ottoman n’a cessé de croître jusqu’à l’autoritarisme le plus intransigeant. Ainsi les Kurdes ont-ils affronté l’oppression la plus violente et la plus systématique : interdiction de leur langue et de leurs coutumes, changement de leurs prénoms, arabisation de leurs villages, création de ceintures arabes pour les fragmenter, déportations et centres de rétention, emprisonnements, interdiction de leurs associations et de leurs partis, etc.

Et maintenant ?

Peut-on dire que la situation a radicalement changé avec l’établissement d’un gouvernement autonome dans le Kurdistan irakien ? Il est tentant de le croire. Certes, Erbil ne peut prétendre être la capitale réelle et symbolique des Kurdes aujourd’hui dispersés dans plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Europe. Mais la consolidation de l’identité kurde est désormais possible parce qu’elle peut s’appuyer sur des institutions. La fabrication d’une mémoire historique, l’épanouissement d’une langue aujourd’hui enseignée, écrite, affichée partout, en d’autres termes dans les livres, la rue, les journaux et à la télévision, pèsent lourd dans le sentiment d’être kurde. Cependant, les Kurdes d’Irak ne forment qu’une minorité. Ailleurs, la culture et les mœurs ont suivi un autre cours, souvent déterminé et porté par des cultures nationales d’une grande force d’attraction, telles l’arabe, la turque et l’iranienne. De surcroît, le kurde comme langue et comme écriture n’est pas unifié, et il s’en faut de beaucoup qu’en l’état, il facilité la constitution d’une culture commune. 


fzabbal@imarabe.org

http://www.imarabe.org/magazine-qantara/a-la-une

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