Par Nicolas Truong
Le plus grand médiéviste français, Jacques Le Goff, est mort, mardi 1er avril, à l’âge de 90 ans à l’hôpital Saint-Louis. Né le 1er janvier 1924 à Toulon, il a forgé une œuvre de renommée internationale dont témoignent notamment Les Intellectuels au Moyen Age (Seuil, 1957), La Naissance du purgatoire (Gallimard, 1981) ou son anti-biographie de Saint Louis, Saint Louis (Gallimard, 1996), qui fut un grand succès de librairie.
« C’est le dernier des grands qui vient de s’en aller », affirme l’historien Pierre Nora qui fut son ami et l’un de ses principaux éditeurs. Car Jacques Le Goff appartient à cette lignée d’historiens qui, tels Marc Bloch et Lucien Febvre, Fernand Braudel et Georges Duby, a changé notre rapport à l’histoire. Avec lui, le Moyen Age n’a plus été le même. Il n’est plus resté celui des ténèbres, même si Jacques Le Goff ne les a jamais cachées, de l’enfermement des lépreux à la répression des hérétiques. Après ses travaux savants comme ses livres pédagogiques dont certains s’adressent même aux enfants, le Moyen Age apparaît comme la matrice de notre modernité, de l’essor de la ville à la création des universités. Un « long Moyen Age » aussi, qu’il faisait aller du Ve siècle, c’est-à-dire de l’installation du christianisme en Europe, jusqu’au XVIIIe, c’est-à-dire la révolution industrielle. Littérature, archives, exempla, livres ou enluminures, Jacques Le Goff a tout brassé, tout embrassé.
DISCIPLE POSTHUME DE MARC BLOCH
Un « ogre historien », c’est ainsi que ses amis dénommaient cet intellectuel mû par ce qu’il appelait lui-même « l’appétit de l’histoire ». Un médiéviste à la « curiosité gourmande » et insatiable qui savait, comme l’écrivait Marc Bloch dont il était l’héritier et dont il se disait le « disciple posthume », que « le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier ». D’où une attention particulière aux corps, aux gestes, aux rires, aux larmes, aux rêves, à la matérialité des choses comme à l’imaginaire des civilisations, au religieux comme au merveilleux. « Ce que j’aimais en Jacques Le Goff, c’est qu’il aimait la vie, se souvient l’anthropologue Françoise Héritier. C’était un immense historien, et son amour pour la bonne chère, au contentement partageur, permet de comprendre son rapport à l’histoire comme sa façon d’articuler culture savante et culture populaire ».
UN FIDÈLE DE LA « GAUCHE IDÉALE »
D’ailleurs Jacques Le Goff resta toute sa vie fidèle à la « gauche idéale », explique Pierre Nora, celle « héritée du Front populaire », celle du Parti socialiste unifié (PSU) aussi dont il fut membre de 1958 à 1962. Tôt vacciné contre le communisme car il assista en Tchécoslovaquie au coup de Prague soviétique en 1948, il demeura un indéfectible homme de gauche, alors que tant d’intellectuels de son époque passèrent du communisme stalinien de leur jeunesse au conservatisme libéral ou droitier de la maturité. Récemment, Jacques Le Goff avait même signé dans Le Monde une tribune contre ceux qui, comme les « bonnets rouges », attaquaient avec virulence François Hollande.
« Il ne retenait jamais son jugement, plein d’alacrité et de franchise », rappelle Françoise Héritier. Ami proche et actuel directeur du Groupe d’anthropologie historique de l’Occident médiéval fondé par Jacques Le Goff en 1978, Jean-Claude Schmitt insiste aussi sur la justesse des jugements de cet « homme de principe » pétri de « vertus civiques ».
Médaille d’or du CNRS, président de la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études qui devint sous sa direction l’Ecole des hautes études en sciences sociales en 1975, l’un des plus hauts lieux de la recherche en sciences humaines, ses œuvres sont traduites dans le monde entier. Car, « loin d’être un simple spécialiste », Jacques Le Goff a « dominé le champ de sa discipline, explique Jean-Claude Schmitt, proposant des analyses structurales des contes folkloriques ou de la forêt de Brocéliande, en s’intéressant aux rires, aux gestes du Moyen Age ».
« LE MOYEN AGE C’EST L’ESPOIR »
« Il a anthropologisé l’histoire », résume Pierre Nora, qui se souvient également que « les dernières années furent difficiles ». Inconsolable depuis le décès de sa femme, Hanka, la mère de ses deux enfants, Barbara et Thomas, l’historien recevait malgré tout avec bonheur et générosité ses visiteurs dans le bureau envahi de livres de son appartement de la rue de Thionville, dans le 19e arrondissement de Paris. Il écrivait beaucoup aussi. « Comment continuer à vivre sans Hanka ? » se demandait-il à la fin d’un ouvrage poignant qu’il lui consacra. En s’entourant de sa famille et de ses proches, certainement. En travaillant sans relâche aussi. Sur « le long Moyen Age », comme il le fit encore récemment avec A la recherche du temps sacré, Jacques de Voragine et la Légende dorée (Perrin, 2011) et Pourquoi découper l’histoire en tranches ? (Seuil, 2014). En raison de cette passion qui, depuis ces lectures des romans de Walter Scott et d’Ivanhoé en particulier, ne l’a jamais lâché. Parce que, disait-il, « le Moyen Age, c’est l’espoir ».
Nicolas Truong
Journaliste au Monde
La vie de Jacques Le Goff en quelques dates
1924, 1er janvier : naissance à Toulon
1964 : La Civilisation de l’Occident médiéval (Arthaud)
1972-1977 : président de la VIe section de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, devenue en 1975 l’EHESS
1981 : La Naissance du purgatoire (Gallimard)
1991 : médaille d’or du CNRS
1996 : Saint Louis (Gallimard)
1999 : Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dirigé avec Jean-Claude Schmitt (Fayard)
2014, 1er avril : mort à Paris