Impasse de la pensée minoritaire

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Deux événements ont eu lieu les 4 et 5 novembre 2022. Au Royaume de Bahrein, le « Forum de Dialogue Est-Ouest pour la Coexistence Humaine » avec la participation du Pape François, du Grand Imam d’Al-Azhar et d’un prestigieux parterre de responsables d’institutions religieuses du monde. Au Liban, au siège patriarcal syriaque-orthodoxe de Atchaneh, un colloque organisé par le HCLC (Hungarian Center for Levantine Christianity), département gouvernemental mis en place en 2016 par la Hongrie. Le thème du colloque de Atchané était  » Avenir de la présence chrétienne au Levant « . La simultanéité de ces deux événements, diamétralement opposés, est hautement significative quant à l’impasse, quasi schizophrénique, dont est prisonnière la pensée minoritaire du « levantinisme » ou « machriqiyya ».

 

 

Au Royaume de Bahrein, on avait l’embarras du choix entre des personnalités prestigieuses du monde entier, venues participer à un forum centré, non pas sur le dialogue islamo-chrétien ou inter-religieux ou encore interculturel, mais sur la  » coexistence humaine  » le  » vivre-en-commun des hommes « . L’événement de Bahrein est, en soi, une première tentative courageuse de dépassement des grandes messes du dialogue islamo-chrétien de la part des plus hautes autorités des grandes religions du monde. Le dialogue inter-religieux concerne les groupes humains, mais le vivre-ensemble entre humains concerne chacun de nous indépendamment de son adhésion à une foi transcendante et/ou de son appartenance à une institution religieuse quelconque. L’objet même du forum de Bahrein était la personne humaine, toute personne humaine, chaque membre de l’unique famille humaine, en vertu de son appartenance à notre nature humaine commune. Chaque individu humain est une réalité globale possédant pleinement sa nature humaine.

Deux événements simultanés mais contradictoires
Quant à l’événement de Atchaneh au Liban, il faisait pâle figure à côté de celui de Bahrein. La plupart des media n’en ont pas parlé. Et pourtant, ce forum  » levantin  » était organisé par le gouvernement hongrois de Viktor Orbán, dont la pensée d’extrême droite confine au vieux racisme du XIX° siècle ainsi qu’au fascisme du XX°. On en voudrait pour preuve l’amitié indéfectible d’Orbán envers Vladimir Poutine ainsi que les liens étroits tissés avec le CPL libanais de Michel Aoun et Gebrane Bassil, champions de l’idéologie  » machriqiyya « , vocable commode pour dire l’identitarisme levantin au sein de l’Alliance des Minorités. Cet axe stratégique est appuyé par les régimes totalitaires de Téhéran, de Damas, de Moscou et, apparemment, de Budapest. Le forum de Atchaneh était co-présidé par le Patriarche syriaque-orthodoxe Ignace-Ephrem II ainsi que par le directeur du HCLC, le secrétaire d’État Tristan Azbej responsable, avec le vice-premier ministre hongrois Zsolt Semjén, de la politique de protection des chrétiens persécutés en Orient. On notait au premier rang la présence de Ferenc Csillag, ambassadeur de Hongrie au Liban, de l’ambassadeur syrien Ali Abdel-Karim Ali ainsi que d’un échantillon représentatif des admirateurs, laïcs ou religieux, du régime de Damas. Le Père Elias Zahlaoui, curé de Soufanieh, homme de confiance du couple Bachar et Asma el Assad, grand pourfendeur de l’Occident qui aurait renié ses traditions remontant aux croisades, était là. L’absence de Fadia Laham, ou Mère Agnès-Mariam de La Croix, fut remarquée. Toute une brochette d’intellectuels idéologiquement marqués prirent la parole. Leurs interventions étaient un mélange de présupposés théologiques, de sermons catéchétiques, de révisionnisme historique, de fidélité tenace à une historiographie obsolète de l’époque coloniale, de fixation obsessionnelle à la vieille Question d’Orient, de refus de la critique moderne des textes, de lieux communs invariablement ruminés et de tout un cortège de représentations mentales appartenant à deux registres : la victimisation du minoritaire ainsi que l’hypertrophie narcissique de son ego. Cet ego surdimensionné se déploie lui-même sur deux axes : culturel et politique.

a) Le discours victimaire : 

Depuis le XIX° siècle et l’émergence de la Question d’Orient, tout un discours de commisération à l’égard des minorités chrétiennes de l’Orient ottoman s’est développé sous le prétexte stratégique de  » protection des Chrétiens d’Orient « . L’expression « Chrétiens d’Orient » elle-même serait un malentendu orientaliste d’après Bernard Heyberger. Elle est toujours l’occasion d’un chassé-croisé de regards entre « protecteurs » d’Occident et « protégés » d’Orient, ces derniers renvoyant aux premiers leur propre regard. « Chrétien d’Orient » a fini par devenir une catégorie culturelle occidentale dont le sens invariable est « victime à protéger ».

b) Le surdimensionnement de l’ego minoritaire:

Quand le « Chrétien d’Orient » adresse son discours à ses congénères orientaux, il fait preuve de mimétisme identificatoire avec l’Occident. Ceci se manifeste par deux traits : la supériorité culturelle qui fait du minoritaire un agent de progrès civilisationnel ainsi que le confort du choix stratégique de la force qui explique le choix protecteur de  l’alliance  des minorités avec les dictatures et les régimes totalitaires. Tout le drame actuel des « Chrétiens d’Orient » se résume en ces deux paramètres dont les racines historiques sont lointaines mais indiquent invariablement une perception ethnico-religieuse et non politico-civique du concept de citoyen en Orient, indépendamment de l’appartenance confessionnelle.

Entre Manama et Atchaneh

Si à Manama on a centré les débats sur l’individu humain, par contre à Atchaneh on a refusé de quitter l’enclos des tribus religieuses minoritaires alliées aux pires régimes dictatoriaux. La stratégie du CPL libanais en constitue un cas démonstratif.

Peut-on dépasser le cadre traditionnel du dialogue dit islamo-chrétien ? La rencontre de Bahrein a répondu par l’affirmative en promouvant la valeur éminente du vivre-en-commun comme personnes humaines avant d’organiser la coexistence des groupes confessionnels. L’Orient religieux, musulman, chrétien, juif ou n’importe quoi d’autre, est-il aujourd’hui en mesure de libérer l’individu, de couper le cordon ombilical avec la Tribu-Matrie ?

L’appel lancé à Bahrein par l’Imam d’Al Azhar, à l’adresse de tous les ulémas et docteurs de la loi des différentes branches de l’Islam, résonne comme une parole prophétique. Pourvu qu’elle ne soit pas une voix dans le désert.

Par contre, les discours tenus à Atchaneh par le HCLC hongrois et ses obligés levantins, appartiennent malheureusement à un passé qui refuse de tirer sa révérence. C’est en cela que ces discours sont suicidaires.  » Les civilisations ne meurent pas assassinées, elles se suicident  » disait Arnold Toynbee.

acourban@gmail.com

Ici Beyrouth

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