En célébrant le 13ème anniversaire du 11 septembre 2001, le président Barack Obama a annoncé au peuple américain sa volonté de combattre les véritables ennemis de l’Amérique. Jusqu’alors « président absent », le chef de l’exécutif américain veut désormais se lancer dans une guerre aux contours imprécis.
Quelques questions se posent dès lors aux Syriens, quelques non-dits sont pour eux fortement problématiques.
Mais, avant tout, puisque le président américain aime les anniversaires, peut-on lui rappeler que le 10 septembre 2001, dans l’indifférence occidentale générale, le commandant Massoud, héros de la lutte contre les Soviétiques puis contre certaines franges de l’islam radical en Afghanistan, était assassiné. Le lendemain, suite aux attentats, le monde entier avait les yeux fixés sur le relief montagneux de ce pays. Peut-on lui rappeler aussi que, 13 ans plus tard, le 9 septembre 2014, dans une grande indifférence encore, une quarantaine d’hommes, l’ensemble de la direction politique et de l’état-major d’Ahrar al-Sham, étaient emportés dans une explosion ou un attentat dont les commanditaires sont pour l’heure inconnus. Ces hommes comptaient parmi les combattants les plus engagés dans la lutte contre le régime de Bashar al-Assad. Mais ils avaient pour nous le défaut de se revendiquer de l’islam, dans la guerre qu’ils menaient au tyran. Pendant que les chancelleries s’inquiétaient de savoir si, dans la reconfiguration générale du Moyen-Orient, il était préférable que Bashar al-Assad reste ou non à la tête de la Syrie, ils se battaient et débarrassaient le plateau calcaire et la région d’Idlib de la présence des forces régulières.
Revenons aux effets d’annonce et à ce qu’ils impliquent.
Le premier non-dit a immédiatement été relevé par deux observateurs attentifs, Bashar al-Assad et Vladimir Poutine. Il tient au cadre étatique. Tout en revendiquant la fin du découpage « colonial » du Moyen Orient, né de la conférence de San Remo et des accords Cambon-Grey dit « Sykes-Picot », l’Etat islamique profite largement de la souveraineté respective de l’Irak et de la Syrie sur leur territoire pour se prémunir. Menacé dans son armement, il peut le déplacer au plus vite d’un côté ou de l’autre d’une frontière qui lui est finalement très utile. Il sait par ailleurs jouer sur les contextes nationaux pour organiser et développer sa lutte. En Irak, pour prendre les villes, il conclut de larges alliances au sein de la communauté sunnite qui incluent jusqu’aux anciens baathistes ; à l’inverse, en Syrie, les unités de l’Etat islamique non seulement se distinguent des autres groupes armés sunnites mais dépensent beaucoup d’énergie à les combattre. Ainsi, loin de remettre en cause l’ordre existant, ce nouvel acteur régional puise une large partie de ses ressources et de ses capacités de nuisance dans les contradictions inter-étatiques et dans les contextes nationaux. Il n’est pas jusqu’à la frontière turque, qui ne lui soit profitable. A nul moment, en dépit du caractère profondément « colonial » de cette frontière, dessinée par les armes et issue de traités perfidement signés dans l’entre-deux-guerres, l’Etat islamique ne s’en est pris à son existence. Il est vrai qu’elle lui assure une rente stratégique, par la contrebande de divers produits, et lui offre une ouverture de fait vers d’autres horizons. En annonçant des opérations militaires sur deux territoires souverains, l’Irak et la Syrie, le président Obama se présente au contraire, sans le vouloir, comme le grand « ré-agenceur » du Moyen-Orient…
Nos deux observateurs attentifs n’ont pas tardé à faire connaître leur position sur la future intervention et à condamner à l’avance la violation de la souveraineté nationale de la Syrie. Vladimir Poutine, qui a pris sous son aile le jeune président syrien, est mal placé pour dénoncer les risque liés à une présence militaire américaine au sol ou dans l’espace aérien de son protégé, lui qui met les moyens de son pays à la disposition des pro-russes en guerre contre l’Etat central ukrainien, sans se soucier le moins du monde des menaces d’un Occident divisé, ni avoir sollicité pour ce faire un quelconque « mandat international »… Pour sa part, sans surprise, Bashar al-Assad a fait savoir que seuls ses avions avaient le droit de bombarder – en réalité, de continuer à bombarder… – le territoire syrien. Toute autre présence dans le ciel devrait requérir son approbation sous peine d’être considérée comme une agression. Reprenant le numéro de duettistes qui leur avait si bien réussi après les attaques chimiques du 21 août 2013, les autorités russes ont alors rappelé la nécessité d’un mandat international pour intervenir. Il fallait, autrement dit, solliciter leur autorisation avant d’agir et se plier à leurs conditions… Elles auraient eu tort de ne pas réagir ainsi, puisque, durant plus de trois ans, l’Occident s’est évertué à expliquer que c’est son incapacité à obtenir un mandat international refusé par les Russes qui lui interdisait d’intervenir pour apporter une aide aux Syriens en lutte contre un pouvoir illégitime. Et voila que soudain, des objections insurmontables sont écartées d’un revers de main ou n’interdisent plus de menacer… en paroles.
Deux chemins se dessinent désormais.
Le premier aboutirait à une réhabilitation du dictateur. Cette option a été écartée – fort heureusement – en dépit de vives pressions médiatiques et des interventions de lobbys divers des deux cotés de l’Atlantique. On ne compte plus les voix qui s’élèvent pour présenter Bashar al-Assad en garant des minorités, alors qu’il a délibérément naguère « abandonné » Maaloula la chrétienne aux combattants sunnites en en retirant ses troupes (1), ou pour en faire le dernier rempart contre la menace djihadiste, alors qu’il a temporisé pendant des mois avant de la « combattre » et que, s’il le fait depuis quelques semaines, c’est à sa manière, massacrant plus de civils que de membres de l’Etat islamique à chaque intervention, de manière à rappeler à son peuple ce qu’il en coûte de s’être révolté et de lui avoir désobéi. Pour le moment, l’attention et la vigilance restent donc de mise : certes, le dictateur est maintenu au ban des personnalités infréquentables, mais le devenir de son régime n’apparaît nullement remis en question dans les opérations qui se profilent.
Le second non-dit découle du premier. Les Al-Assad ont régulièrement montré de diverses manières qu’ils ne répugnaient pas à utiliser leurs capacités de nuisance contre tous ceux – individus, partis, gouvernements, Etats… – qui refusaient de se plier à leur volonté ou qui s’obstinaient à leur contester la place. Il y a un peu plus de trente ans – puisque le président Obama aime les anniversaires – un débarquement de marines américains à Beyrouth pour imposer la « solution Reagan » aux conflits libanais et palestiniens s’est ainsi soldé par un désastre militaire, politique et médiatique. Suite à l’attentat perpétré contre le siège de ses forces et à la mort de plusieurs centaines de soldats, le président de l’époque a été contraint de retirer ses troupes. Dès lors, exclure la question du régime de Damas de l’équation fait peser une lourde hypothèque sur l’avenir de toute intervention. Le président Obama et ses alliés imaginent-ils que Bashar al-Assad ne va pas se rappeler à leur bon souvenir sous une forme ou sous une autre ? Imaginent-ils que le dictateur assistera sans réagir à une opération militaire dans son pays qui n’aurait pas reçu son agrément ? Imaginent-ils qu’on peut lui faire confiance et qu’il se montrera reconnaissant pour les coups portés à son nouvel « ennemi » djihadiste ? Imaginent-ils qu’il hésitera à livrer ou à laisser tomber fortuitement entre les mains de l’Etat islamique des missiles antiaériens susceptibles d’abattre les appareils de la coalition ? Imaginent-ils les conséquences de la destruction de l’un de ces appareils au-dessus du territoire syrien par des armements d’origine russe, par exemple ?
Les inconséquences de la récente annonce sont directement liées au principal non-dit régional.
Les peuples de la région ont secoué le joug de dictatures honnies. Ils ont payé leur audace de leur sang. Ils ont mis en jeu leur vie sous le regard indifférent de l’Occident, qui justifie sa passivité en arguant de la complexité de la situation. Ils ont renversé des ordres que l’on disait solides et durables. Mais ils se sont vus assaillis de questions : Etes-vous réellement démocrates ? Saurez-vous mettre en place un ordre stable ? Pourrez-vous vous entendre avec les puissances régionales amies ? Vous opposerez-vous aux puissances ennemies ? Et parfois, durement réprimés, ces mêmes peuples sont confrontés à de nouvelles dictatures qui tentent de réintégrer le concert régional en se parant de nouveaux atours.
Le développement de l’Etat islamique tient certainement à l’arrivée en Syrie et en Irak de djihadistes sans frontières. Mais son succès se nourrit surtout des frustrations nationales, en Irak en particulier, et des difficultés multiples que rencontrent les jeunes de la Tunisie à l’Egypte en passant par l’Europe, où le recours à la violence apparaît comme l’ultime moyen de renverser des ordres politiques et économiques qui ne leur font pas de place et dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. La communauté internationale aurait tort d’imaginer pouvoir répondre à ce défi par des mesures strictement sécuritaires et par la remise en cause des libertés de tous au nom de la nécessaire vigilance requise pour une infime minorité…
La croissance de l’Etat islamique est enfin et surtout la conséquence du jeu pervers des régimes et des responsables en place à Damas et à Bagdad. Ils ne sont pas seulement sectaires et confessionnels. Mais ils sont prêts à tout pour diviser ceux sur lesquels ils exercent leur pouvoir et à les dresser les uns contre les autres pour se maintenir à leur tête, fût-ce au prix de centaines de milliers de morts. Ils sont prêts également à jouer des contradictions d’un Occident qui s’entête à parler d’un Orient compliqué lorsque celui-ci dérange ses conceptions, et d’un Orient fanatique lorsque celui-ci correspond aux pires clichés qu’il se complaît à entretenir.
Il est certainement plus que temps de faire face. La coalition qui se met en place autour des Etats-Unis et de certains pays d’Europe veut-elle détruire le perfide mouvement djihadiste qui déstabilise un « ordre international » de nouveau ouvert aux dictateurs régionaux ? Ou veut-elle enfin faire toute sa place aux « anciens docteurs, agriculteurs et pharmaciens » pour éviter de s’enliser durablement ?
L’heure est aux choix.
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(1) A l’approche du débat parlementaire sur l’intervention des puissances occidentales contre le régime de Bashar al-Assad, à la fin de l’été 2013, les forces du régime se retirent soudain de Maaloula, qui tombe aux mains de forces se revendiquant de l’islam politique. La presse occidentale – jusqu’au quotidien gratuit Métro… – consacre une large place à cet événement somme toute mineur, au nom de « l’inquiétude liée au devenir des chrétiens », sans remarquer que la technique utilisée pour récupérer la ville montre que les dangereux djihadistes en question ne peuvent qu’être que… des habitants de Maaloula ou de la région.