« Face au Maroc, proche d’Israël, l’Algérie en appelle au nationalisme arabe »

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La décision d’Alger de rompre les relations diplomatiques avec Rabat a surpris. Elle renseigne, en particulier, sur la situation politique intérieure de l’Algérie, explique le professeur d’histoire des sociétés berbères et arabes contemporaines à l’université PARIS-I PANTHÉON-SORBONNE*.

 

LE FIGARO. – Pourquoi l’Algérie a-t-elle rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc ?

Pierre VERMEREN. – L’Algérie multiplie les griefs contre son voisin, qu’elle juge coupable d’hostilité à son encontre. Depuis très longtemps, Alger accuse notamment le Maroc de soutenir le Mouvement d’autodétermination pour l’autonomie de la Kabylie (MAK), une petite organisation politique basée en Europe qui est une bête noire du pouvoir algérien. L’Algérie a pour doctrine politique un jacobinisme pur et dur. L’autonomie culturelle et linguistique revendiquée par les mouvements kabyles a donc toujours été problématique dans ce pays. Les récents incendies dans le nord de l’Algérie, que l’État n’est pas parvenu à éteindre, ont fait plusieurs dizaines de morts. Cette région sous tension est plongée dans une crise grave. Ces incendies dramatiques ont servi de prétexte à Alger pour accuser le Maroc d’être l’instigateur de cette situation et rompre les relations diplomatiques. En juillet, un responsable marocain avait dit publiquement souhaiter l’autonomie du peuple kabyle. Cette déclaration a eu lieu quelques semaines avant les incendies, et l’Algérie s’en est saisie pour laisser entendre qu’il existerait un lien entre ces événements et le Maroc, hypothèse peu probable. Il s’agit d’une manœuvre politique.

La rupture entre Rabat et Alger était donc dans l’air du temps ?

Personnellement, j’ai été surpris. Depuis trente ans, on s’est habitués à des déclarations virulentes ou hostiles et à des coups bas entre ces deux États. Mais si l’Algérie annonce cette fois une rupture de ses relations diplomatiques avec Rabat, c’est qu’elle considère que le Maroc a cassé l’équilibre instable qui existait. D’autre part, l’Algérie a traversé un an et demi de Hirak (le mouvement de contestation lancé en février 2019, NDLR) même si la crise du Covid a permis d’étouffer les manifestations. Les législatives, auxquelles les Algériens ont peu participé, n’ont pas aidé à effacer les doutes de la population sur la légitimité de son régime. La génération de l’indépendance ayant disparu, le pouvoir doit réinventer un nouveau pacte social. D’où l’importance, pour lui, de remettre une couche de nationalisme – agressif – en annonçant cette rupture.

Le dossier du Sahara occidental a-t-il pesé lourd dans la décision d’Alger ?

Les États arabes se considèrent idéologiquement comme des pays frères, sauf quand l’un d’eux trahit la cause arabe et palestinienne, en nouant des relations diplomatiques avec Israël par exemple. Ce fut le cas de l’Égypte de Sadate, qui avait été mis au ban du monde arabe. L’accord quadripartite entre le Maroc, Israël, les monarchies arabes du Golfe et les États-Unis signé en début d’année a mis à mal la position algérienne et la position du Polisario (mouvement indépendantiste opposé au Maroc pour le contrôle du Sahara occidental depuis 1976, NDLR) puisque les Américains ont validé l’option d’un Sahara occidental marocain, sans revirement sous l’ère Joe Biden.

La rupture des relations diplomatiques est une réponse à cet accord et à la reconnaissance d’Israël par le Maroc, suivie par des échanges commerciaux entre ces deux pays ou la création de lignes aériennes. En outre, le ministre israélien des affaires étrangères avait tenu des propos hostiles à l’Algérie. Le pouvoir algérien a utilisé cet accord, et les déclarations de ce représentant israélien pour communiquer sur la thématique de l’unité arabe, du nationalisme arabe, de la solidarité avec les Palestiniens et réaffirmer sa volonté de maintenir une « ligne de front » face à Israël que le Maroc est accusé d’avoir rompu. Bref, c’est un dossier très complexe où, par empilement, se mêlent le Sahara occidental, le Maroc, Israël, le nationalisme arabe… L’objectif, pour Alger est aussi de montrer à sa population qu’elle ne veut pas la trahir et qu’elle reste vigilante sur ses fondamentaux.

Le Maroc appelle-t-il vraiment de ses vœux l’indépendance de la Kabylie ?

Le Maroc ne souhaite pas l’indépendance de la Kabylie mais éventuellement son autonomie. Le MAK n’est d’ailleurs pas le mouvement d’indépendance de la Kabylie mais bien le mouvement d’autodétermination. Cela fait de nombreuses années que le Maroc soutient des dissidents kabyles, cela permet à Rabat de renvoyer la pareille à Alger en leur disant : « Puisque vous estimez que les Sahraouis (les habitants du Sahara occidental, NDLR) sont indépendants, nous considérons que les Kabyles doivent être autonomes. » C’est une réponse agressive, mais compréhensible.

Ajoutons le scandale Pegasus, logiciel d’espionnage d’une société israélienne utilisé par des États dont le Maroc…

Pour Alger, l’affaire Pegasus a permis de renforcer l’idée selon laquelle Israël, en étant proche du Maroc, participe à un complot contre l’Algérie. En effet, des responsables algériens auraient été mis sur écoute par les services de renseignements marocains.

Se dirige-t-on vers une guerre froide entre l’Algérie et le Maroc ?

La guerre froide a déjà lieu. Les relations entre les deux pays étaient déjà exécrables, les frontières terrestres fermées, et il n’y avait ni touristes ni flux financiers. En revanche, les services de renseignement des deux pays qui avaient pour habitude de coopérer, notamment dans la lutte contre le terrorisme islamiste, risquent de cesser leur coopération. Par ailleurs, cela va aggraver les tensions à l’intérieur de l’Union africaine, chaque pays est sommé de prendre position pour l’un ou pour l’autre, y compris la France, qui ne peut se fâcher ni avec le Maroc ni avec l’Algérie. Le risque désormais, ce sont les incidents frontaliers – comme au printemps à la frontière mauritanienne – car il n’y aura plus de canal diplomatique.

 

* Normalien et agrégé d’histoire, Pierre Vermeren est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique. Il a notamment publié « Le Choc des décolonisations : de la guerre d’Algérie aux printemps arabes » (Odile Jacob, 2015), « Déni français. Notre histoire secrète des relations franco-arabes » (Albin Michel, 2019) et « Le Maroc en 100 questions » (Tallandier, 2020).

 

LE FIGARO

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