A intervalles plus ou moins réguliers, inspirée par des circonstances intérieures ou des considérations extérieures, la presse officielle syrienne se fait un devoir de rapporter « la reddition aux services spécialisés de nouvelles vagues de combattants armés, désireux de régulariser leur situation dans le cadre du plan de « réconciliation nationale » élaboré pour débarrasser le pays des éléments terroristes ». Selon les médias du régime, « après avoir remis leurs armes aux autorités, les combattants concernés peuvent reprendre une vie normale ».
A l’approche de la Conférence de Genève où il espérait se donner l’apparence du vainqueur, le régime a multiplié les informations de cette nature : « règlement de la situation de 54 combattants ayant remis leurs armes à Bayt Sahm et d’un nombre équivalent à Tartous », « cinq dirigeants de l’ASL à al-Modamiyeh se rendent au ministre Ali Haydar en personne », « plus de 500 opposants armés se livrent à l’armée syrienne »…
Il est non seulement permis, mais également urgent et nécessaire de ne pas prendre ce genre d’annonces pour argent comptant, de comprendre qui sont ces combattants repentis et, de façon plus générale, de s’interroger sur le fonctionnement de la politique officielle de « réconciliation nationale ».
On sait d’abord que le régime et ses médias ont pour habitude de tout mélanger, regroupant sous un même vocable des situations et des catégories différentes, dans une stratégie destinée à semer le doute et à entretenir la confusion. On doit donc se demander de qui parlent exactement les responsables syriens et leurs moyens d’information lorsqu’ils évoquent la reddition de « combattants ».
Une partie des hommes que le régime désigne ainsi n’ont sans doute jamais été concernés par la révolution et ses objectifs. Certains d’entre eux sont des voleurs ou des bandits ayant profité des circonstances pour commettre leurs méfaits en bandes organisées. Certains autres sont des criminels extraits des prisons officielles au début de la contestation populaire pour faire de la place aux activistes et aux démocrates, seuls véritables ennemis du pouvoir. Ils devaient contribuer à l’insécurité et pousser les citoyens ordinaires à se demander si, tout compte fait, un pouvoir répressif et corrompu n’est pas préférable au désordre et à l’anarchie. Certains encore, comme dans l’affaire du vol des icônes d’une église de la petite ville d’al-Qara, peuvent être les comparses d’une farce montée de toutes pièces par les services de renseignements dans le but d’abuser les naïfs en mettant en scène de fausses réconciliations à bon marché.
Une autre partie de ces combattants peuvent être des islamistes, également remis en liberté au cours de l’année 2011, dans l’espoir que leur fanatisme contribue à prévenir l’intervention en Syrie des Etats tétanisés à la seule évocation du spectre islamiste. Mais il peut s’agir également d’éléments non islamistes à la solde du pouvoir, chargés d’infiltrer l’Armée syrienne libre et de commettre en son nom des actes criminels, de manière à altérer l’image de la révolution aux yeux des Syriens et des observateurs extérieurs. En échange de leur participation aux cérémonies organisées au niveau local par des comités travaillant en relation avec le ministère de la Réconciliation nationale, les moukhabarat qui les avaient manipulés en se dissimulant au besoin derrière certains cheykhs, imams ou oulémas, peuvent leur assurent l’impunité pour les exactions commises dans l’exercice de leur mission.
Une dernière partie peut effectivement comprendre des combattants de l’Armée libre. Dans leur cas, la décision d’abandonner la lutte armée n’est pas liée à un regret ou à un remord, et elle ne s’explique pas par leur volonté de « rejoindre la patrie ». C’est au contraire lorsqu’ils se battent contre le régime de Bachar al-Assad qu’ils ont le sentiment de défendre la Syrie et les Syriens en danger. Pour eux, le pouvoir actuel n’est qu’une force d’occupation, puisqu’il n’hésite pas à tuer de sang-froid sous les bombes ou sous la torture les citoyens sur lesquels il a autorité, et qu’il en est réduit à quémander auprès de mercenaires étrangers le soutien que l’ensemble de sa population, y compris la communauté alaouite sur laquelle il mise en priorité, se refuse désormais à lui apporter. Ce n’est pas par conviction d’avoir fait le mauvais choix en prenant les armes que ces combattants peuvent se rendre. Leur décision est plus souvent motivée par le manque de moyens et la pénurie de munitions qui font de leur résistance une lutte sans issue.
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Si le terme de « réconciliation » est inapproprié, faute d’une véritable repentance de la part des différentes catégories d’individus concernés, il l’est tout autant s’agissant du régime.
Jusqu’à preuve du contraire, la réconciliation exige une démarche de chacune des parties en cause en direction de l’autre. Or, ce n’est pas ainsi que les autorités syriennes voient les choses. Elles attendent de pied ferme et sans ébaucher le moindre mouvement que les égarés reviennent au bercail, reconnaissent leurs erreurs et se soumettent de nouveau en silence à l’ordre que les services de renseignements, véritables dirigeants de l’Etat et de la société, sont chargés d’imposer à la population. Quant à ceux qui persistent dans leur résistance, ce n’est pas une main ouverte que le pouvoir tend vers eux, mais toute la panoplie de ses armes licites et illicites. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter ce que disait naguère Ali Haydar. Confondant sa mission de ministre de la Réconciliation nationale avec celle du ministre de l’Intérieur ou d’un ministre de la Guerre, il n’hésitait pas à affirmer, le 16 janvier 2014, que « la solution a commencé et va continuer par le triomphe militaire de l’Etat ».
Au sein du régime, tout le monde sait depuis belle lurette que, mise en œuvre de manière uniquement administrative et confiée à un ministre dépourvu d’autorité, plus préoccupé de son image que de son action, la réconciliation ne fonctionne pas et ne fonctionnera pas. La preuve en est que, pour doubler le ministère créé à l’intention de cet autre ophtalmologiste, son condisciple à l’université, Bachar al-Assad a ordonné, à la fin du mois de juillet 2013, la mise en place d’un « bureau de la réconciliation nationale » au sein du Conseil de sécurité nationale dirigé par le général Ali Mamlouk. Or, comme chacun sait en Syrie, lorsque les responsables de la sécurité se voient confier un dossier qu’ils doivent gérer en parallèle ou en complément avec des civils, les hommes politiques et les fonctionnaires qui en assumaient jusqu’alors la responsabilité sont ipso facto disqualifiés et marginalisés.
Dans un moment de lucidité, Ali Haydar a d’ailleurs implicitement reconnu les limites de son action lorsqu’il a confié, au quotidien Al-Thawra, au début du mois d’octobre 2013, que « la réconciliation n’est pas une question de nombre mais de méthode et de ligne »… Faute de pouvoir marquer les esprits par des chiffres conséquents et crédibles de combattants repentis, le ministre passe le plus clair de son temps à faire l’éloge des commissions locales dont il a facilité la création. Celles-ci ne s’emploient pas à accueillir des combattants désireux de faire leurs adieux aux armes. Elles n’interviennent pas pour faciliter leur retour à une vie normale. Tout cela est du ressort des seuls moukhabarat. Elles servent uniquement de médiateurs entre les familles et leurs membres enlevés, détenus ou disparus, qui sont dans leur grande majorité entre les mains des services de renseignements. C’est dire qu’elles n’ont rien à voir avec une quelconque « réconciliation »… D’ailleurs, choisis pour leur allégeance au pouvoir en place davantage que pour leur honnêteté, les membres de ces commissions n’ont pas tardé à se transformer en « gangs de voleurs, de brigands et de corrompus d’un nouveau genre ». C’est Omar Houriyeh qui l’affirme, président – pro-régime évidemment… – de l’Union des Travailleurs de la ville de Homs. Certes, ils font preuve de zèle, mais c’est pour être en mesure de se faire rémunérer pour leurs interventions au profit des parties en présence, les services de sécurité, les preneurs d’otage et les familles des otages. Entre-temps, « ils profitent de leur position pour accaparer et vendre à des prix astronomiques les quotas de mazout, d’essence et de farine de leur gouvernorat ».
On ajoutera que, critiqué d’un côté par ceux qui déplorent l’inefficacité et la corruption de son administration, le ministre est au moins aussi vigoureusement dénoncé, d’un autre côté, par les ultras dans le camp des partisans du régime, hostiles au principe même de la réconciliation. Ces fanatiques estiment que le temps n’est pas à la mansuétude de la part du pouvoir, mais à la guerre sans merci contre ceux qui contestent l’autorité et la présence indéfinie de Bachar al-Assad à la tête de l’Etat. Fils d’un ancien chef du contre-espionnage aux Renseignements généraux aujourd’hui ambassadeur de Syrie en Jordanie, Haydara Bahjet Sleiman apostrophait ainsi le ministre, le 29 décembre 2013, sur sa page Facebook : « Fais montre d’un peu de décence et suspend l’action de ton ministère. Par les temps qui courent, nous n’avons pas besoin de tes efforts qui ne sont qu’une perte de temps. Ils sont de toute façon dépourvus d’efficacité. Laisse plutôt l’armée arabe syrienne imposer à sa manière des réconciliations de longue durée »… Plus tôt dans l’année, à la mi-juillet 2013, des chabbiha avaient tué par balles, en toute connaissance de cause, 7 membres de la Commission de Réconciliation nationale qu’Ali Haydar avait dépêchés à Homs pour discuter avec les factions de l’opposition assurant la défense de la ville.
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En règle générale, s’agissant de repentance, de trêve et d’amnistie, il est déconseillé de faire confiance aux responsables, aux porte-paroles et aux médias syriens. Les opposants de l’intérieur réunis en congrès, en septembre 2012, se souviennent encore du spectacle pitoyable que le pouvoir leur avait gratuitement offert, avec la soudaine apparition d’une dizaine d’officiers et de soldats déserteurs prétendument « repentis » et désireux de donner de la publicité à leur réintégration de leurs corps d’origine. Les rescapés de Tell Kalakh ne parviennent pas à oublier sur quels massacres et sur quel exode de population s’est achevée la trêve conclue en janvier 2013, alors que l’accord passé entre l’Armée libre qui défendait la ville et l’armée régulière qui l’assiégeait était censé faciliter le retour des civils et la reprise d’une vie normale. Quant aux habitants de Salamiyeh, ils sont encore sous le choc provoqué, il y a une dizaine de jours, par l’annonce de la mort sous la torture du jeune Hasan al-Dbiyat. Il avait disparu après avoir été arrêté à un barrage alors qu’il se rendait à Hama, siège du gouvernorat, pour se mettre en règle vis-à-vis de l’armée, en profitant d’une amnistie décrétée par Bachar al-Assad en faveur des conscrits ayant tardé à répondre à l’appel sous les drapeaux.
Dans ces conditions, qui blâmerait les Syriens de n’accorder aucune confiance, sur la question de la « réconciliation nationale » comme sur les autres, à ceux qui les gouvernent ?
Comment feraient-ils confiance à Bachar al-Assad, qui a tué des centaines de ses concitoyens avec les armes chimiques qu’il prétendait ne pas détenir, et qui s’abstient de répondre aux injonctions de la communauté internationale sur leur remise immédiate à l’OIAC pour tenter d’en dissimuler une partie ?
Comment feraient-ils confiance au plus haut personnage de l’Etat, qui affirme que ses services secrets ne détiennent pas le Dr Abdel-Aziz al-Khayyer qu’ils ont pourtant enlevé en septembre 2012, et qui imagine les disculper ainsi de la liquidation en prison d’une personnalité consensuelle, utile à une véritable « réconciliation nationale » ?
Comment feraient-ils confiance à celui qui affirme vouloir rechercher une solution politique au conflit, mais qui continue de se livrer à des bombardements dépourvus d’intérêt militaire, à l’aide de barils d’explosifs destinés à accroître les pertes en vies humaines et les destructions d’habitations dans certains secteurs échappant à son autorité ?
Comment feraient-ils confiance au ministre de la réconciliation Ali Haydar, dont la formation politique, le Parti Syrien National Social, n’a jamais caché de quel côté elle se positionnait dans la confrontation en cours, fournissant des éléments aux groupes de chabbiha dans la « Vallée des Chrétiens » puis des combattants à l’Armée de Défense nationale créée par le régime, avant d’engager directement sa milice, sous sa bannière, au côté de l’armée régulière ?
Comment feraient-ils confiance à cette même armée, qui affecte de se plier à la décision politique de laisser l’ONU et la Croix rouge apporter des secours à la population de Homs assiégée et affamée depuis plus de 600 jours, mais qui bombarde la zone dans laquelle l’opération se déroule pour convaincre les sauveteurs, avec l’aval de la direction politique, que leur sécurité n’est pas assurée et qu’ils devraient éviter de poursuivre et de reproduire ce genre d’interventions ?
La « réconciliation nationale » n’a pas besoin en Syrie d’un ministère. Elle a besoin de voir se concrétiser les « bonnes intentions » et les « mesures de confiance » en discussion à Genève. Elles seules démontreront enfin une véritable volonté de réconciliation chez celui qui, en faisant tirer sur sa population en colère, à la mi-mars 2011, et en couvrant depuis lors toutes les exactions de ses partisans, porte la principale responsabilité dans la destruction de son pays et dans la condamnation à l’exode intérieur ou extérieur de près d’un tiers de ses habitants.