En Iran, ligne dure face à la crise de crédibilité

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Ghazal Golshiri Et Allan Kaval

Depuis le tir qui a abattu l’avion ukrainien, le Guide Ali Khamenei se montre inflexible, malgré les critiques

Dans la tourmente, il a fallu fixer la ligne du régime, une ligne dure. Pour Ali Khamenei, l’heure n’est pas à la réconciliation nationale, mais à la consolidation de sa base, les plus fervents partisans de la République islamique. Vendredi 17 janvier, le Guide de la révolution iranienne a voulu se montrer inflexible.

Après l’assassinat de Ghassem Soleimani, dans la nuit du 3 janvier, les frappes de missiles iraniennes sur des installations militaires américaines en Irak, dans la nuit du 7 au 8, et le crash du Boeing d’Ukraine Airlines abattu par la défense aérienne iranienne le 11, le chef de la République islamique avait décidé de diriger la prière du vendredi pour la première fois depuis 2012.

La mesure exceptionnelle a donné l’occasion au guide d’annoncer, en temps de crise, les orientations du régime. Juché sur un balcon face à des centaines de dignitaires religieux, militaires et civils, un fusil à lunette posé, comme c’est l’usage, contre son pupitre, l’ayatollah Ali Khamenei a tâché de reprendre le contrôle du récit officiel. « Les deux semaines qui viennent de s’écouler ont été marquées par des événements amers ou moins amers, a-t-il déclaré. Le jour où des millions d’Iraniens et des dizaines de milliers d’Irakiens sont descendus dans la rue, pour faire leurs adieux au grand commandant, fut un jour marqué par la volonté de Dieu. Cette volonté a également été exprimée le jour où les missiles des gardiens de la révolution ont frappé la base américaine. »

La mise en scène de l’unité nationale lors des funérailles du général Soleimani, puis le triomphalisme qui a accompagné la première opération militaire iranienne directement dirigée contre des cibles américaines avaient pourtant été coupés dans leur élan par l’indignation suscitée par les mensonges officiels initiaux sur la catastrophe aérienne du 8 janvier.

Ali Khamenei a paru vouloir l’effacer de l’histoire, avec ses 176 victimes. Le guide n’est pas revenu sur les responsabilités du régime, se contentant d’exprimer son chagrin personnel en appelant les Iraniens à ne pas se détourner du seul deuil qui compte vraiment – celui du général Soleimani – et du seul événement significatif des semaines passées, l’attaque réussie contre les intérêts américains.

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Enjeu politique des victimes

« Khamenei n’a présenté aucune réforme. A dessein. La crise de crédibilité que traverse la République islamique depuis les manifestations de novembre et leurs centaines de victimes, tuées par la répression, et approfondie par le crash, est secondaire pour lui », relève Clément Therme, spécialiste de l’Iran au Centre d’étude des relations internationales de Sciences Po : « Il doit d’abord répondre à la crise de légitimité en ressoudant ses partisans grâce au carburant traditionnel du régime : l’antiaméricanisme. »

Selon le chercheur, la poursuite de la politique de pression maximale de Washington sur le régime ne peut qu’aider Khamenei à accomplir son dessein : la domination totale de son camp sur le régime. Le guide a ainsi désigné comme des ennemis de l’intérieur à la solde de l’étranger ceux qui ont manifesté contre les mensonges du régime au sujet du crash au cours des jours qui ont suivi la reconnaissance par les autorités de leur responsabilité, rendue inévitable par des pressions extérieures.

Dans ce contexte, la mémoire des victimes est devenue un enjeu politique. Le régime les qualifie de martyrs et propose aux familles des avantages financiers qui sont associés à ce titre, afin de les réduire au silence. Leurs funérailles sont placées sous haute surveillance. Jour après jour, partout dans le pays, leurs cadavres – ou ce qu’il en reste – sont portés en terre dans une ambiance alourdie par la présence massive des membres des services de renseignement et des gardiens de la révolution, responsables du crash.

Un Iranien ayant assisté dans la ville de Babol, au nord, aux funérailles de Mohammad Abbaspour, étudiant en génie mécanique au Canada tué, à 33 ans, dans le crash, a décrit au Monde les méthodes du pouvoir pour contrôler les démonstrations de deuil : « Les partisans du régime et les forces de sécurité nous ont pris le cercueil des mains dès que nous sommes sortis de la rue où habite la famille. Le corps de Mohammad a été porté jusqu’au cimetière par ses assassins. Nous ne pouvions rien faire de plus que regarder. » Sur son compte Instagram, l’époux d’une victime du crash a publié, jeudi, une photographie du cercueil de sa femme orné d’un écriteau portant le mot de « martyr », avec ce commentaire : « Pardonne-nous si nous n’avons pas pu leur résister. Tu es une martyre, mais pas celle qu’ils croient. Tu es la martyre d’une cause opposée à celle de ces oppresseurs ignorants. »

« Khamenei n’a pas besoin d’essayer de convaincre ceux qui ont manifesté leur colère à l’encontre des autorités, au contraire », estime Mohsen Milani, analyste politique iranien installé aux Etats-Unis. « En 1978, face à des manifestations massives, le chah Mohammad Reza avait prononcé un discours important dans lequel il déclarait avoir entendu la voix de la révolution, admis que de grandes erreurs avaient été commises et s’était engagé à réformer le système », rappelle M. Milani : « Ainsi, le chah a affaibli et mis en colère sa base de soutien. Quelques mois plus tard, il a été renversé. Khamenei s’en souvient. Il a fait exactement le contraire dans son sermon. »

L’appel à la base et le discours dur porté par le guide se placent dans le contexte d’une lutte entre les partisans d’Ali Khamenei et les modérés, dont le président Hassan Rohani est la principale figure actuelle. « La crise de légitimité accentue la lutte interne qui se trame au sein du régime », estime Ahmad Salamatian, ancien vice-ministre des affaires étrangères de la République islamique et fin connaisseur de ses arcanes. « Les gestionnaires qui se réclament avec Rohani de la légitimité du suffrage universel dans les limites posées par la République islamique s’opposent à ceux qui, issus des organes militaires, se réclament d’une légitimité révolutionnaire. Les seconds, liés au guide, sont sur la défensive, mais ont l’avantage dans le rapport de force en période de tensions. »

Opposition au guide

Signe de cette lutte interne, dans l’assistance, Hassan Rohani paraissait en colère. Tout au long du sermon, il a froncé les sourcils, la tête baissée. La ligne fixée par le guide s’inscrit en opposition aux principes de « réconciliation nationale » qu’il avait mis en avant dans son discours au gouvernement de mercredi. Il s’était alors livré à un exercice de contrition impossible. Prétendant répondre aux attentes de transparence exprimées dans l’opinion, il avait dénoncé à demi-mot les dysfonctionnements structurels du régime tout en chantant dans le même mouvement les louanges des responsables du crash, les gardiens de la révolution. Le guide a-t-il cherché à humilier le président, qu’il avait soutenu en 2013, lui donnant pour mandat de négocier sur le dossier nucléaire ? A la fin de la prière, Hassan Rohani a quitté précipitamment la salle, avant tous les autres dans l’assistance. Geste interprété sur les réseaux sociaux et par certains analystes comme un signe d’opposition aux propos du guide.

Le guide a en effet aussi profité de son sermon pour s’attaquer à l’héritage diplomatique du président Rohani et de son ministre des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, depuis le retrait des Etats-Unis en 2018 de l’accord sur le nucléaire iranien. Téhéran avait alors tenté d’exercer des pressions sur les trois pays européens signataires, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France, pour qu’ils garantissent les bénéfices économiques prévus par l’accord malgré le renforcement des sanctions américaines.

Les efforts allant en ce sens, qui avaient culminé avec la médiation tentée par le président français, Emmanuel Macron, en septembre 2019, ont tous échoué. Mardi, les Européens ont déclenché le mécanisme de résolution des conflits prévu par l’accord nucléaire, une mesure considérée comme hostile par Téhéran.

Devant Rohani et son gouvernement réuni à ses pieds, le guide en a pris acte en qualifiant les puissances européennes de « subalternes » des Etats-Unis. « Ce trio, comme je le disais dès le début des négociations, n’a aucune indépendance d’action. Il ne mérite pas confiance », a ainsi déclaré le guide. Mohammad Javad Zarif, le visage souriant de la diplomatie iranienne, n’était pas là pour l’entendre. Il devait rencontrer à Mascate, la capitale du sultanat d’Oman, son homologue canadien, François-Philippe Champagne. Ottawa, dont 63 citoyens ont péri dans le crash provoqué par les gardiens de la révolution et qui a révélé la responsabilité des forces armées iraniennes, mène l’offensive diplomatique visant à obtenir des réparations de l’Iran.

Le Monde

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