Discours Minoritaire en Temps de Crise

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En septembre 2012, Benoît XVI est venu au Liban remettre l’Exhortation Apostolique adressée aux juridictions catholiques-romaines orientales. Dans l’admirable discours qu’il prononça à Baabda, dans l’espace public, il fixa les grandes orientations de certains choix intellectuels et de leurs conséquences politiques. A aucun moment, il ne parla de la présence chrétienne en termes de comptabilité numérique ou de poids démographique ou de privièges exercés sur telle ou telle parcelle du pouvoir. Le pape prit délibérément le parti de parler du seul individu et de sa dignité inaliénable, fondement et finalité de tout l’ordre politique. En soi, cette vision est à la fois traditionnelle et révolutionnaire. Traditionnelle en ce qu’elle s’inscrit dans la fidélité à toute la tradition patristique dont le pivot est la personne humaine dans son unicité et dans sa globalité en tant que corps, âme et esprit. Révolutionnaire en ce qu’elle constitue une rupture avec un certain type d’humanisme dit « théocentrique » que la théologie scolastique avait privilégié et qui ne voit l’homme qu’à travers Dieu et la Loi Naturelle créée par Lui. Le pape a exhorté les chrétientés catholiques de centrer leur témoignage et leur action dans le cadre d’un humanisme intégral, en faveur de cet homme ouvert sur la transcendance, libéré des chaînes des multiples servitudes historiques et pacifié avec lui-même. Benoît XVI a donc clairement confié à ces chrétientés un défi majeur, celui d’implanter une culture de la paix fondée sur la finitude de l’individu et sa supériorité en valeur par rapport au groupe.

Comment les destinataires de l’Exhortation Apostolique ont-ils reçu le message ? Comment l’ont-ils traduit ? Quel discours politique ont-ils mis en place pour mettre en valeur ce qui leur a été confié ? Toutes ces questions demeurent sans réponse. Tout se passe comme si les discours actuels des hiérarchies chrétiennes orientales ignorent les propos de la dite Exhortation Apostolique, pour ne pas dire qu’elles lui seraient hostiles. On a récemment entendu un synode d’évêques exprimer ses préoccupations et ses peurs sur l’avenir du Liban et ses équilibres démographiques, à la suite de l’afflux des réfugiés de Syrie. Il ne fait aucun doute qu’un tel afflux puisse avoir un aspect et des conséquences politiques mais cela n’est pas l’affaire de l’église. Cette dernière fixe les règles morales du problème et rien d’autre. La dignité humaine, inlassablement répétée par Benoît XVI, n’est point tributaire de l’identité religieuse ou sectaire et n’est pas conditionnée par le poids numérique des uns et des autres.

Il est temps de dénoncer la duplicité ainsi que l’onctuosité perfide de nombreuses déclarations et d’écrits qui « dissèquent » les soulèvements arabes en les dévalorisant tout en semblant les appuyer, afin de leur enlever toute possibilité d’entraîner la moindre sympathie auprès de cet Occident dont on ne réalise pas qu’il a radicalement changé depuis les Croisades. A la recherche éperdue d’un protecteur face à un danger hypothétique, le fantasme identitaire de ces groupes, fausse leur perception du monde, paralyse leur jugement moral et les empêche de voir qu’une victime est d’abord une victime. Malheureusement, l’autre, le musulman se trouve souvent réduit à une simple métaphore : le salafiste, le terroriste. Sans visage, sans identité personnelle, cet autre est dépouillé de toute humanité ce qui facilite son rejet ou, en tout cas, l’indifférence à l’égard de son sort.

Mais il y a plus grave. Nous assistons médusés à l’émergence d’un authentique bréviaire de la haine et du racisme qui ne cherchent plus à se dissimuler hypocritement derrière les embrassades islamo-chrétiennes. Le projet de loi du Rassemblement Orthodoxe est éloquent à cet égard de même que sont éloquents les imprécations haineuses de plusieurs personnalités politiques. Deux mille ans de christianisme et trois siècles d’échanges éducatifs et culturels avec l’Occident, grâce aux congrégations missionnaires, semblent s’être dissipés en fumée. Peut-on sauver quelqu’un malgré lui ? Non. Que peut-on faire face à cela ? L’église romaine a déjà fait le maximum et cela ne semble apparemment servir à rien.

Face à Pilate, Jésus de Nazareth n’avait pas dit un mot, il n’avait pas imploré la protection de César. De même, l’apôtre Pierre ne s’est pas mis sous la protection de Néron pour échapper au supplice. A Damas, il y a plus cynique que Pilate et plus pervers que Néron. Et pourtant, des cohortes entières au sein de ces chrétientés orientales rampent devant un tel régime en chantant ses louanges.

acourban@gmail.com

* Chef du Département de Médecine et Humanités-
Faculté de Médecine,
Université Saint-Joseph

Beyrouth – Liban

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