Les forces de Kiev réclament des armes lourdes pour contenir l’offensive russe sur ce champ de bataille.
LA RÉSISTANCE des forces ukrainiennes a surpris les armées d’invasion russes, tout comme de nombreux experts et observateurs étrangers. Malgré leur infériorité numérique, disposant de moins d’armement lourd, les combattants ukrainiens sont parvenus à stopper, et dans certains cas, à repousser les envahisseurs. Au nord de Kiev en particulier, les unités ukrainiennes, mobiles, équipées de missiles antichars, ont mené des combats décisifs contre des colonnes blindées russes peu manœuvrantes, mal commandées, accrochées aux axes routiers, en leur infligeant de lourdes pertes. Leur action a sauvé la capitale, et leur résistance a conduit les forces russes à évacuer les villes qu’elles occupaient dans les environs de Kiev, laissant dans leur sillage de destruction des centaines de cadavres de civils.
« Les unités ukrainiennes se sont comportées exactement comme elles devaient le faire, c’est plutôt la très mauvaise performance de l’armée russe qui a été la vraie surprise », explique Liam Collins, ancien officier des forces spéciales américaines, et qui fut, entre 2016 et 2018, membre de la mission d’assistance militaire américaine auprès de l’armée ukrainienne.
« Ces succès ont été le résultat de plusieurs années de réformes radicales, dit-il. Ayant réalisé l’état de décrépitude de leur armée après les échecs essuyés en 2014 dans le Donbass face aux séparatistes prorusses et aux forces russes venues les épauler, les Ukrainiens ont lancé un plan de transformation de leur outil militaire. Ils ont notamment changé radicalement leur doctrine militaire, en incitant les commandants d’unités sur le terrain à prendre des décisions sur le champ de bataille, au lieu de devoir en permanence en référer à la chaîne hiérarchique, ce qui n’est plus possible dans une guerre moderne. Couplé à un entraînement accru, à des conseillers militaires occidentaux et à de l’équipement militaire moderne, le résultat a été de voir les Russes surclassés dans tous les domaines, stratégiques, tactiques, et technologiques. »
Une grande partie du matériel et de l’armement ukrainiens est restée ceux de l’ancienne Armée rouge. Mais l’armée ukrainienne a réussi à moderniser un grand nombre de ces équipements, et à remettre en état de combattre le reste. « Avant 2014, 90 % du budget de la Défense était consacré à payer les soldes, et quasiment rien n’était consacré à l’entretien du matériel, dit Mykola Bielieskov, analyste à l’Institut national d’études stratégiques, centre d’analyse de la présidence ukrainienne à Kiev. L’année dernière, nous avons consacré 1 milliard de dollars à l’entretien de nos équipements. »
Le déploiement massif d’armement moderne a aussi joué un rôle crucial. Les missiles antichars américains Javelin, ou britanniques NLAW, ont bénéficié de l’attention des médias, mais des missiles de fabrication ukrainienne ont aussi été importants, permettant aux combattants ukrainiens d’annuler l’avantage en blindés de leurs adversaires. Pratiquant un combat décentralisé, où ils bénéficiaient d’une large autonomie, les Ukrainiens ont été capables d’infliger des pertes significatives aux blindés russes.
Mais c’est surtout l’entraînement qui a été décisif. « Nous avons passé les huit dernières années à nous préparer activement pour ce conflit, dit Bielieskov. Les Russes et nous avons eu la même expérience des combats de 2014, mais nous en avons tiré des enseignements complètement différents. Les Russes ont conservé les méthodes qui leur avaient permis de remporter la victoire, alors que nous avons appris de nos erreurs, et réformé de fond en comble nos forces armées. »
« L’entraînement a en particulier été complètement revu, explique-t-il. Avant 2014, aucun exercice tactique n’avait été organisé au niveau de la brigade. En 2018, il y en avait plus d’une trentaine. Les exercices d’état-major et stratégiques se sont aussi développés. Tous ces exercices visaient à préparer nos forces à faire face une invasion à grande échelle, telle que nous l’avons vue le 24 février. Et bien sûr, l’entraînement individuel, des troupes et de l’encadrement, a été constant, et les rotations sur le front du Donbass ont donné aux officiers et aux soldats une expérience du combat. »
Plusieurs générations d’officiers se sont ainsi formés à des doctrines nouvelles, y compris ceux qui avaient commencé leur carrière à l’époque soviétique, comme le général Valeriy Zaluzhnyy, le commandant de l’armée ukrainienne. « J’ai rencontré à tous les niveaux du commandement ukrainien des gens motivés, parfaitement conscients de la nécessité de leur compétence dans l’utilisation de leur armement et dans la mise en œuvre de leur doctrine », dit Liam Collins.
Plus encore que les forces terrestres, la résilience de l’aviation ukrainienne a créé aussi la surprise. Plus de six semaines après le début de l’offensive russe, elle continue malgré son infériorité numérique et technologique, et la destruction de plusieurs de ses bases, à disputer aux Russes le contrôle de l’espace aérien. « Le fait que les forces aériennes ukrainiennes soient parvenues à rester opérationnelles a été une surprise, y compris pour moi, dit Oleksiy Melnyk, spécialiste des questions de défense au Centre Razumkov de Kiev, et lui-même ancien pilote de chasse. À la différence des forces terrestres, l’arme aérienne n’a pas été prioritaire dans les réformes et l’équipement. Mais pourtant, elle continue à voler. »
Malgré ces succès initiaux de l’Ukraine, l’issue du conflit n’est pas décidée.
La guerre continue, et se déplace vers le front du Donbass. Si les forces russes se sont retirées des environs de Kiev et achèvent la conquête de Marioupol, elles préparent une nouvelle offensive dans l’est de l’Ukraine, à partir du territoire ukrainien qu’elles contrôlent déjà depuis huit ans, les deux petites Républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk.
Cette nouvelle bataille qui se prépare présente un nouveau défi pour l’armée ukrainienne. Le terrain, plat, moins boisé que les environs de Kiev, et dépourvu de grandes agglomérations, est moins favorable à la défense. La supériorité matérielle des Russes, en termes de blindés, d’artillerie et d’aviation, risque de se faire sentir, face à des forces ukrainiennes moins bien dotées, notamment en blindés et en pièces d’artillerie.
« Le Donbass représente un sérieux défi pour l’armée ukrainienne, dit Liam Collins. Même si elles sont mieux entraînées et plus efficaces, les forces ukrainiennes sont inférieures en nombre, et les pertes risquent d’être difficiles à remplacer, face à une armée russe qui a l’avantage de la masse. C’est pour cela qu’il est crucial qu’elles continuent à recevoir des livraisons d’armes et de munitions. »
La défense antiaérienne est l’un des points où l’Ukraine voit ses capacités s’éroder. Disposant au début de l’offensive russe d’une centaine de batteries de missiles antiaériens à longue portée S-300, l’Ukraine en a perdu une vingtaine. Ces missiles permettent d’intercepter avions et missiles à haute altitude, et obligent l’aviation russe à voler plus bas, ce qui la rend vulnérable à d’autres armes à plus courte portée, comme les Stinger américains. Mais la Russie a récemment pris pour cible les S-300, matériels difficiles à remplacer. La Slovaquie, qui dispose de cet équipement, a fourni une nouvelle batterie de S-300 à l’Ukraine, mais le rythme des destructions risque d’être plus rapide.
« L’armement fourni par les Occidentaux a joué un rôle crucial, dit Oleksiy Melnyk, mais tous les armements fournis jusqu’à présent, comme les missiles antichars et antiaériens, sont à courte portée. Même les radars d’artillerie de contre-batterie fournis par les États-Unis ne fonctionnent pas à leur portée maximale, et ont été volontairement fournis dans des versions dégradées. Les Ukrainiens ont démontré qu’ils savaient utiliser du matériel sophistiqué, et ont dorénavant besoin d’une aide accrue. »
« Malgré nos succès initiaux, nous ne pourrons pas continuer sans une aide matérielle supplémentaire, dit Mykola Bielieskov. La bataille qui se prépare dans le Donbass verra des combats d’une intensité qu’on n’a sans doute pas rencontrée depuis la guerre du Kippour entre Israël et les pays arabes en 1973. Nous avons besoin d’armes à plus longue portée et d’une plus grande puissance de feu face à la nouvelle offensive russe. Parmi les matériels dont nous avons un besoin le plus urgent figurent des pièces d’artillerie de 155 mm, des lance-roquettes multiples, et des missiles tactiques à longue portée, qui nous permettent d’augmenter notre portée d’action. Nous avons aussi besoin d’armes supplémentaires de défense antiaérienne, pour protéger les mouvements de nos troupes et nos lignes de ravitaillement. Sur le terrain du Donbass, plus ouvert, nos forces ont aussi besoin de blindés, mais aussi d’équipements modernes de transmission et des équipements tactiques. »
Jusqu’à présent, l’Otan n’a pas fourni d’armement lourd à l’armée ukrainienne.
« Tenir nos lignes ne sera pas suffisant, et ce conflit ne se terminera pas avant que la Russie n’ait essuyé une défaite significative sur le terrain, prévient Melnyk. Notre message à nos alliés est le suivant : ils doivent se demander à quel ennemi leurs arsenaux sont destinés, et se rappeler que l’Ukraine saura s’en servir. »