Dans la jungle des labos de Wuhan

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La virologue Shi Zhengli au National Biosafety Laboratory, le laboratoire de niveau P4 ,de Wuhan, en février 2017. JOHANNES EISELE / AFP

 

Le coronavirus a-t-il pu s’échapper accidentellement de l’un des centres de recherche de cette ville chinoise, d’où est partie l’épidémie ? « Le Monde » s’est plongé dans cet univers particulier, où la coopération franco-chinoise a montré ses limites

Lorsque l’épidémie a débuté, à Wuhan, Shi Zhengli a connu un moment de pure angoisse. Une de ces peurs qui envahit l’esprit, vous obligeant à refaire en pensée chaque geste, à reprendre chaque étude. Spécialiste des coronavirus à l’Institut de virologie de la ville, capitale de la province chinoise du Hubei, elle n’en a pas dormi pendant plusieurs jours, s’interrogeant sans cesse : « Et si le virus venait de nos laboratoires ? »

Qui, en ce mois de décembre 2019, aurait pu imaginer l’inquiétude de cette femme de 55 ans, frêle mais déterminée, que les virologues du monde entier ont l’habitude de croiser dans les congrès internationaux ? La maladie paraissait encore cantonnée à quelques cas, rapportés par les hôpitaux de Wuhan, ville laide et tentaculaire où Shi Zhengli vit depuis qu’elle y a fait ses études et où elle travaille. Un genre de SRAS, avec fièvre, toux et infection des poumons. Une de ces sales infections que Shi Zhengli, hélas, ne connaît que trop bien.

En France, où elle a passé quelques années pour sa thèse – à l’université de Montpellier, en 2000 –, aucun des chercheurs avec lesquels elle collabore parfois n’a rien su de ses inquiétudes. « Sheu », comme disent les Français dans une imitation approximative de l’accent chinois, est estimée. Mais hormis le fait qu’elle parle un peu français et qu’un ministre de la recherche lui a un jour décerné les palmes académiques, on ne connaît d’elle que ses recherches. « Quand la maladie est arrivée en France, nous avons bien reçu de nos collègues de Wuhan un e-mail de soutien, rapporte un chercheur de Lyon, qui la connaît bien. Mais pas un échange, tant que l’épidémie a sévi essentiellement chez eux. »

En Chine, c’est autre chose. Les journaux la surnomment « Batwoman » depuis qu’elle a étudié ces chauves-souris qui, dans les régions subtropicales et méridionales du Guangdong, du Guangxi et du Yunnan, paraissent de véritables usines à virus. En 2005, c’est chez une chauve-souris que la virologue avait identifié deux coronavirus proches du SARS-CoV, l’agent infectieux à l’origine de l’épidémie de SRAS de 2003. Depuis, les coronavirus sont sa spécialité. Et c’est aussi pour cela que, dès l’hospitalisation des premiers malades à Wuhan, elle s’est tout de suite inquiétée.

« Et si le virus provenait de nos laboratoires ? » Shi Zhengli a repris ses études des dernières années, anxieuse à l’idée de retrouver dans ce nouveau tueur, apparu précisément à Wuhan, les séquences caractéristiques qui auraient pu signaler une « fuite » venue de son département, le Centre pour les maladies infectieuses de l’Institut de virologie. « Cela m’a vraiment fait perdre la tête et empêché de fermer l’œil », a-t-elle confié à Jane Qiu, journaliste au mensuel Scientific American.

À la chasse aux chauves-souris

Shi Zhengli navigue entre plusieurs univers. Les grottes sombres et humides des provinces éloignées, où il lui faut pénétrer en combinaison, masquée et bottée, munie d’un grand filet pour attraper les chauves-souris sans risquer l’infection. Et les laboratoires attribués à son département sur le campus de l’Institut de virologie de Wuhan, près du lac de l’Est.

Ses recherches sur les coronavirus, élaborées, nécessitent un laboratoire de niveau de sécurité P3. Mais Shi Zhengli est aussi directrice adjointe, toujours à Wuhan, du nouveau laboratoire P4, pour les pathogènes de classe 4, ces virus dont le taux de contamination et de mortalité est le plus élevé, comme Ebola, qui tue près de 90 % de ceux qu’il contamine.

Le « P4 », comme disent les chercheurs pour désigner le National Biosafety Laboratory de Wuhan, est un drôle d’endroit, une sorte de blockhaus carré et gris, flanqué d’une tour et d’un immeuble de bureaux, adossé à un grand massif boisé. Construit dans le cadre d’un accord de coopération franco-chinois, sur le modèle du laboratoire P4 Jean-Mérieux de Lyon, ce laboratoire hautement stratégique pour la Chine a mis près de quinze ans à voir le jour. Il est devenu opérationnel au début de l’année 2019, après deux ans de tests et d’ajustements.

Le site qui l’accueille est situé dans la lointaine banlieue, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Wuhan, là où les parcs industriels mangent les anciens villages et les cultures. L’endroit a longtemps été isolé, mais un nouveau campus de brique rouge, sorti de terre il y a deux ans, lui est aujourd’hui accolé : il accueille chercheurs et étudiants. L’adresse et la localisation du P4 sont difficiles à trouver : le site officiel de l’Académie des sciences et Google Maps le situent tous deux, de manière erronée, sur le campus historique de l’Institut de virologie, près du lac de l’Est.

Shi Zhengli, donc, s’inquiète. Et elle n’est pas la seule. Bien avant que le Washington Post ne publie, le 14 avril, un article affirmant que des diplomates américains avaient alerté, dès mars 2018, sur le manque de « techniciens et d’enquêteurs correctement formés pour faire fonctionner en toute sécurité ce laboratoire de haute sécurité », les soupçons sur une éventuelle fuite ont d’abord circulé en Chine même.

Le Web chinois en ébullition

Dès la fin du mois de janvier, le laboratoire P4 et « Batwoman » mettent la blogosphère chinoise en ébullition. Celle-ci se penche aussi sur le cas d’un autre laboratoire, appartenant au Centre de contrôle et de prévention des maladies infectieuses, situé, lui, à 280 mètres du marché aux fruits de mer de Huanan, au cœur de Wuhan, devenu le premier foyer de contamination par le SARS-CoV-2.

Il n’est pas difficile de retrouver, sur YouTube, le reportage qu’une chaîne de télévision de Shanghaï avait consacré, le 11 décembre 2019, à un technicien de ce labo, Tian Junhua, dans lequel on le voit escalader l’entrée de grottes sombres et terrifiantes de la province du Hubei, vêtu d’une combinaison blanche et muni d’un filet à chauve-souris. « Près de 2 000 types de virus ont été découverts par les chercheurs chinois ces douze dernières années, claironne le reportage. Le reste du monde n’en avait découvert que 284 en deux cents ans. La Chine est désormais en tête de la recherche fondamentale sur les virus. »

Quelques semaines plus tard, dans le contexte de l’épidémie qui s’étend à Wuhan, ce petit film prend cependant une tout autre résonance sur les réseaux sociaux chinois. Soudain, le chercheur ne paraît pas si bien protégé, avec sa mince combinaison et ses gants en latex. « Le simple contact des excréments de chauve-souris sur ma peau nue pourrait m’infecter », reconnaît-il sans fard. Il a d’ailleurs dû, une fois, se mettre en « quatorzaine » volontaire, explique-t-il, après avoir reçu quelques gouttes d’urine d’un chiroptère. Un incident similaire aurait-il eu lieu dans ce laboratoire ?

Peurs, rumeurs… Le Web chinois imagine mille scénarios plus ou moins rationnels. On s’interroge ainsi, malgré les démentis officiels, sur le sort d’une ancienne étudiante de l’Institut de virologie, Huang Yanling, dont une partie de la biographie aurait été effacée du site Internet de l’institut. Même le quotidien Global Times, farouchement patriotique, juge « légitimes », dans une longue enquête datée du 18 février, les interrogations sur d’éventuels coronavirus de synthèse possiblement mis au point par l’Institut de virologie de Wuhan, et demande si des expériences « ont été menées sur des primates ». Lorsque le célèbre commentateur Cui Yongyuan lance, dix jours plus tard, sur Weibo, le Twitter chinois, un sondage sur l’origine du virus, 51 % des 10 000 personnes qui répondent sont persuadées qu’il s’agit d’un « virus artificiel échappé par négligence », 24 % estiment qu’il a été répandu par malveillance. Seules 12 % pensent qu’il est d’origine naturelle…

Le scaphandre et le congélateur

« Batwoman » a donc rouvert tous ses dossiers. Elle ou son équipe ont-ils pu commettre une négligence ? Ils sont pourtant une demi-douzaine de membres de l’institut à avoir suivi, des années plus tôt, à Lyon, au cœur du Laboratoire Jean-Mérieux, géré par l’Inserm, la difficile formation aux procédures de sécurité des P4. Car la France n’a pas seulement fourni à la Chine la technologie du laboratoire de Wuhan, ainsi que des PME françaises très spécialisées – même si les Chinois ont imposé leur propre maître d’ouvrage au dernier moment. Elle a aussi dû apprendre aux Chinois à s’en servir et à respecter les très rigoureuses mesures de sécurité. Bref, à travailler dans un univers ultracodé. « Trois semaines de manipulations en scaphandre, détaille l’immunovirologue d’origine croate Branka Horvat, à répéter mille fois les gestes et les procédures, puis encore plusieurs semaines de tests et de suivi avant d’avoir le droit d’accéder au congélateur où sont entreposés les virus. » Installée depuis trente ans en France, où elle travaille pour l’Inserm en collaboration avec les chercheurs chinois sur le virus Nipah, Mme Horvat a suivi la formation avec Shi Zhengli.

Pareil apprentissage est éprouvant. Il faut parvenir à respirer en scaphandre, calculer chaque geste, savoir débrancher et rebrancher son arrivée d’air pour circuler dans le laboratoire. Préparer soigneusement chaque expérience avant de la démarrer afin d’éviter l’oubli qui compromettrait la manipulation. Claustrophobes et distraits s’abstenir. Même les gants, plus épais que ceux réservés aux labos de type P2 et P3, offrent une sensibilité moindre à laquelle il faut s’habituer. L’endroit est en outre protégé par de multiples sas qui ne s’ouvrent que si l’on est dûment badgé. Et il faut encore prendre une douche décontaminante à la sortie… Les chercheurs chinois venus à Lyon se former ont franchi toutes les étapes. « Shi elle-même est une femme intelligente, vive et rigoureuse, poursuit Branka Horvat. Elle a eu beaucoup de contacts avec des chercheurs du monde entier. Scientifiquement, elle est de très bon niveau. Elle est aujourd’hui la cible de plusieurs questions, mais je lui fais confiance. »

La blogosphère n’est pourtant pas la seule à s’agiter en cette nouvelle année lunaire chinoise, qui commence le surlendemain du confinement de Wuhan. Au plus haut niveau du régime, une décision majeure a été prise : le 31 janvier est arrivée dans cette ville la major générale Chen Wei, de l’unité des risques bactériologiques au sein de l’armée. La presse nationale lui consacre des articles enthousiastes, tous écrits sur le même modèle. Dépeinte comme « une déesse de la guerre », la major Chen Wei a investi le laboratoire P4 pour, officiellement, y mettre au point dès que possible un vaccin contre le Covid-19. La direction du Parti ne s’y serait pas prise autrement si elle avait voulu missionner pour mener l’enquête un émissaire investi de tous les pouvoirs… Les dirigeants du pays croient-ils, eux aussi, à une « fuite » dans un des laboratoires de Wuhan ?

C’est que ce genre d’accident existe bien plus qu’on ne le croit. Et pas seulement en Chine. En 2014, l’Institut Pasteur lui-même avait « égaré » 2 349 échantillons de SRAS, jusque-là stockés dans un de ses laboratoires de niveau P3. L’affaire, d’abord gérée sans aucune publicité ni déclaration aux autorités, n’avait heureusement eu aucune conséquence grave. Les échantillons ne contenaient qu’une partie du virus, et ce dernier, incomplet, était inoffensif. En 2015, ce sont trois échantillons de MERS, ce coronavirus du système respiratoire venu du Moyen-Orient, qui étaient arrivés à l’Institut Pasteur, transportés clandestinement par une chercheuse, à bord d’un vol Séoul-Paris. Le virus, rangé dans une petite boîte de produit cosmétique, était ensuite resté sur l’étagère du bureau d’un chercheur de l’Institut sans aucune précaution sanitaire pendant toute une semaine…

En 2014, c’est aux Etats-Unis qu’une enquête avait révélé que des échantillons non inactivés d’anthrax avaient été envoyés par erreur aux quatre coins du pays. L’enquête avait également mis en évidence une contamination accidentelle d’un échantillon de grippe classique par un virus bien plus mortel, le H5N1, et la découverte d’échantillons contenant un virus de la variole bien vivant alors qu’on le croyait inactivé.

Matières à haut risque

A Wuhan, cependant, l’hypothèse d’une fuite prend un tour plus politique à mesure que l’épidémie s’étend. Quatre jours après la parution du Washington Post du 14 avril, Yuan Zhiming, directeur du laboratoire P4 et « patron » de Shi Zhengli, est monté au créneau pour assurer : « Il est impossible que le virus vienne d’ici. Nous avons des règles très précises et rigoureuses pour éviter les fuites et nous sommes sûrs de cela. » Microbiologiste formé en Chine, en France et au Danemark, délégué à la chambre consultative du Parlement chinois, M. Yuan défend la réputation de l’ensemble de la recherche chinoise. Il est conscient des bruits qui courent, à l’étranger et dans son pays, sur les laboratoires locaux, et aussi sur le nombre important d’étudiants qui y passent – « parfois vingt étudiants pour un chercheur, quand, en France, ils sont à peine trois », note Branka Horvat. Mais M. Yuan écarte sans ciller l’hypothèse d’une contamination accidentelle de l’un d’entre eux. « Aucun de nos étudiants ni aucun de nos chercheurs n’ont été infectés », assure-t-il.

Les recherches sur les coronavirus sont pourtant nombreuses dans les laboratoires de l’Institut. Shi Zhengli mène ainsi avec ses équipes des expériences « gain de fonction », c’est-à-dire consistant à remodeler les virus pour les rendre contagieux et ensuite identifier des faiblesses qui permettraient de tester des traitements. Par ailleurs, quand Shi Zhengli publie, le 20 janvier, le génome du nouveau virus, elle démontre qu’il est le plus proche, à 96 %, d’un coronavirus de chauve-souris, le RaTG13, jusqu’alors inconnu. Et pour cause : l’institut l’a enregistré au même moment, ce qui interroge sur ce que recèle son congélateur.

« Réunions houleuses »

En février, dans le Global Times, Yang Zhanqiu, le directeur adjoint du département de biologie des agents pathogènes de l’université de Wuhan, a ouvert une autre piste. Les chercheurs chinois en général – c’est-à-dire en dehors des rares scientifiques formés aux procédures P4 – sont connus pour être peu regardants sur le traitement des litières et des cadavres d’animaux. Normalement, ceux-ci exigent des processus très stricts d’emballage, de transport et d’incinération.

Or, a reconnu Yang Zhanqiu, « certains chercheurs déversent du matériel de laboratoire dans l’égout après des expériences, sans mécanisme d’élimination biologique spécifique ». Ces déchets, a-t-il poursuivi « peuvent contenir des virus, des bactéries ou des microbes d’origine humaine ayant un impact potentiellement mortel sur les êtres humains, les animaux ou les plantes ». Les nouvelles règles que le gouvernement chinois vient d’édicter pour renforcer la bio sécurité des laboratoires sont-elles l’indice qu’une fuite de cette nature a pu être découverte au sein de l’un de ceux de Wuhan ?

Ce risque de pollution biologique a toujours inquiété les observateurs de la recherche chinoise. Notamment parce qu’il s’est accru avec la course aux découvertes à laquelle se livrent les laboratoires de ce pays, dans tous les domaines. « En Chine, la recherche est avant tout un instrument au service de la puissance nationale. Elle est menée de manière excessivement peu transparente et avec peu ou pas de respect de l’éthique scientifique et médicale. Cela rend possibles toutes les dérives », estime le neurobiologiste français Alexis Génin, qui s’est intéressé à la Chine en tant que conseiller scientifique de Dafoh, une association contre le trafic d’organes dans le monde. Ce contexte très productiviste implique un roulement très élevé des jeunes chercheurs, et donc des risques accrus de mauvaises manipulations et d’infection. Quant à savoir si un virus « retravaillé » a pu s’échapper par erreur d’un des sites de recherche de Wuhan, seules une mission d’inspection et la revue des cahiers de virologie des laboratoires pourraient l’éclaircir, ajoute le professeur Génin.

Les épidémies jouent souvent le rôle de révélateur. On cherchait l’origine possible de celle-ci et voilà que l’on découvre d’autres univers, vastes et obscurs comme des gouffres. Les doutes sur le laboratoire P4 ont ainsi révélé les difficultés de la coopération avec la Chine. Jusque-là, en France, seules quelques entreprises déçues, un petit groupe de diplomates du Quai d’Orsay et quelques hauts cadres du ministère de la défense s’insurgeaient contre le comportement à la fois ultranationaliste et fondamentalement opaque de ce pays. A la lumière de l’épidémie, on découvre soudain les coulisses de l’accord de coopération franco-chinois autour de la construction du laboratoire P4 que dirigent Yang Zhiming et Shi Zhengli. Et il paraît de plus en plus clair que, malgré la dernière visite, en mars 2019, d’une délégation de diplomates du consulat de France à Wuhan, dont la photo figure sur le site Internet de l’Institut de virologie, la France a en réalité été très vite écartée du fonctionnement de ce « labo ».

En 2004, ce P4 avait été voulu conjointement par le président français, Jacques Chirac, et son homologue chinois, Hu Jintao, afin, d’après Chirac, de « donner corps et amplifier cette alliance de nos chercheurs et cette confiance nées au cœur de la terrible épidémie de SRAS ». A l’époque, bon nombre de diplomates français n’avaient pas caché leurs réticences. « Le Quai d’Orsay avait la conviction que les Chinois cherchaient à développer, comme d’autres pays, un programme de recherche sur les armes biologiques, se souvient Gérard Araud, directeur des affaires stratégiques au ministère des affaires étrangères entre 2000 et 2003. Il était très difficile de s’assurer que le P4 n’y contribuerait pas d’une façon ou d’une autre. »

Craignant l’isolement, après l’opposition de la France à une intervention occidentale en Irak, en 2003, le ministre des affaires étrangères, Dominique de Villepin, cherchait cependant un rapprochement à la fois avec Moscou et avec Pékin. Et puis, fait valoir aujourd’hui Hervé Raoul, le directeur du P4 lyonnais, « la virologie draine toujours derrière elle la peur des guerres bactériologiques. Mais la collaboration scientifique est justement un bon moyen d’écarter l’utilisation d’un laboratoire ou d’une recherche à d’autres fins ». Bref, dans l’enthousiasme d’une coopération sino-française, les préventions avaient été balayées.

La France a-t-elle été trop optimiste sur sa capacité à jouer à parts égales avec la Chine ? Le 23 février 2017, il fait beau et frais lorsque le premier ministre, Bernard Cazeneuve, préside, aux côtés du secrétaire du Parti communiste à Wuhan et du maire de la ville, la cérémonie d’accréditation officielle du fameux laboratoire. Il n’est plus question de soupçonner les Chinois. Mieux, la France paraît multiplier les projets avec eux. En cette belle journée d’hiver, Bernard Cazeneuve est d’ailleurs d’abord venu à Wuhan pour célébrer, se souvient-il, « un autre programme de coopération, cette fois sur la ville durable, sur lequel avait beaucoup travaillé Martine Aubry ». D’après lui, le directeur de l’Inserm de l’époque, Yves Lévy, mari d’Agnès Buzyn, la future ministre de la santé, « a beaucoup insisté » pour qu’il fasse d’une pierre deux coups et vienne aussi inaugurer pour la France le P4. C’est que la coopération franco-chinoise concernant la recherche sur les maladies infectieuses est prometteuse. Le gouvernement français a promis d’allouer 1 million d’euros par an à ce laboratoire. Les deux pays échangeront, promet la Chine, moyens, informations et résultats.

L’unilatéralisme de Pékin

Ce n’est qu’à la fin de 2017 que Jean-Yves Le Drian, qui a quitté le ministère de la défense occupé sous François Hollande pour devenir ministre des affaires étrangères du nouveau président Emmanuel Macron, charge l’ambassade de France à Pékin de rédiger une note faisant le point sur la réalité de cette coopération scientifique. En vérité, elle semble inexistante. « Il y avait des réunions houleuses à Paris, avec l’Inserm et le ministère de la recherche, se souvient une source alors impliquée. Rien n’avançait. »

En effet, si Shi Zhengli a bien été reçue dans le P4 de Lyon, comme d’autres chercheurs de son pays, la réciproque est loin d’être vraie. L’industriel Alain Mérieux, qui s’était impliqué « personnellement », dit-il, dans la construction du bâtiment, s’est retiré « dès la remise du laboratoire aux autorités chinoises ». Après l’accréditation de ces installations, une phase de dix-huit mois de montée en puissance a été prévue, avec un fonctionnement « à blanc », sans virus. Pendant cette phase, un « M. Qualité » a été mandaté par le Quai d’Orsay, René Courcol, médecin infectiologue, afin de s’assurer de la bonne mise en place des procédures nécessaires. A quelles installations a-t-il vraiment eu accès ? Quelles sont aujourd’hui ses recommandations et ses éventuelles inquiétudes ? Ce dernier a refusé de répondre aux questions du Monde.

En vérité, la France ignore totalement ce qui se passe derrière les murs de ce laboratoire qu’elle a pourtant contribué à construire. Le directeur du P4 de Lyon, Hervé Raoul, qui a accompagné une bonne partie de la coopération franco-chinoise à Wuhan, souligne pour sa part : « Le laboratoire avait l’air plutôt bien conçu, mais, pour en être certain, il aurait fallu le voir en mode opérationnel. Je l’ai visité plusieurs fois, mais je ne l’ai pas vu en fonctionnement. » Et M. Raoul de reconnaître : « Il n’y a pas de chercheurs français dans le P4 de Wuhan, et je n’ai aucune idée de la façon dont il fonctionne. » En somme, la relation bilatérale célébrée par Jacques Chirac en 2004 est devenue unilatérale… « C’est très typique de ce que deviennent tous les projets franco-chinois, assure un conseiller des entreprises françaises désireuses de se lancer en Chine. Il y a toujours un immense écart entre les échanges attendus et le résultat à l’arrivée. »

C’est cette opacité qui préoccupe aujourd’hui. Pas seulement parce qu’un incident aurait pu se produire dans ce labo franco-chinois. A vrai dire, aucune preuve factuelle ne permet de corroborer cette hypothèse. « Il est même bien plus improbable, assure une source française qui a suivi le dossier, qu’un incident soit lié au P4 qu’aux autres laboratoires », c’est-à-dire ceux de l’Institut de virologie de Wuhan ou du Centre de contrôle et de prévention des maladies, où opérait le chasseur de chauve-souris célébré dans le reportage télévisé. Si cette opacité inquiète, c’est aussi parce que cette coopération aurait dû permettre d’éviter la catastrophe sanitaire et économique qui touche actuellement une large partie de l’humanité.

En 2016, l’ambassadeur de France à Pékin, Maurice Gourdault-Montagne, avait décoré, à Wuhan, Yuan Zhiming et Shi Zhengli de l’Ordre national du mérite et de la Légion d’honneur pour leur ardeur à promouvoir la coopération dans le domaine de la prévention et de l’émergence des maladies infectieuses. Quand le virus a frappé, ni les recherches de Shi Zhengli ni la situation de la France comme partenaire privilégié des scientifiques chinois ne semblent avoir aidé Paris à comprendre l’épidémie, ni à s’y préparer.

LE MONDE

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