Crise politique au Liban : le jeu dangereux de la France

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Sans président depuis plus de sept mois, le pays s’enfonce dans le chaos politique. Parmi le concert des tractations internationales pour débloquer la situation, Paris pourrait soutenir le candidat pro-Hezbollah.

 

 

par Arthur Sarradin, correspondant à Beyrouth

Sleiman Frangié. C’est un nom que peu connaissent en France et pourtant, ce pourrait bien être celui du prochain président de la République libanaise. Ce chef de l’historique milice Marada, ami d’enfance de Bachar al-Assad, a été adoubé comme candidat à la présidentielle par son allié de toujours : le Hezbollah, parti chiite pro-iranien.

Seulement voilà, dans le régime libanais où il est coutume d’élire un chrétien à la fonction suprême, Sleiman Frangié est des plus impopulaires dans la rue chrétienne. «C’est un traître, s’énerve Michel Dib, habitant du quartier d’Ain el-Remmaneh à Beyrouth. Il n’a qu’un député avec lui au Parlement. Pour ceux qui soutiennent les chrétiens du Liban, c’est le pire candidat.» Au Parlement, le reste des partis chrétiens occupent un tiers de l’hémicycle, suffisant pour bloquer l’élection de Frangié. Depuis sept mois, aucune majorité ne se dégage pour élire le moindre candidat.
Alors que le vide présidentiel s’éternise, les esprits s’échauffent. Deux députés, Melhem Khalaf et Najat Saliba, ont élu domicile au Parlement en signe de protestation. Depuis plus de cent jours, ils y vivent, y dorment même. «La Constitution m’y oblige ! La loi nous impose de trouver un Président dès lors qu’il y a une vacance, s’indigne Melhem Khalaf, dans l’édifice désert. Ne pas le faire, c’est pour nos députés traditionnels une atteinte au mandat qui leur a été conféré. Ces gens-là sont à l’image de leur Parlement !» Quand il pointe le décor autour de lui, on comprend que la métaphore ne vaut pas flatterie. Le Parlement est vide, suranné, la poussière recouvrant quelques meubles au marbre fêlé. Dans l’institution suprême, il n’y a même plus d’électricité.
«Faire vivoter le système»
«Ce qu’on essaie de dire aux puissances étrangères, c’est qu’il faut sauver nos institutions. Il faut arrêter d’accepter « l’anomalie libanaise »», reprend le député. Cette anomalie repose sur le fait que la clé d’une élection présidentielle se trouve rarement au Liban. Au Parlement, la volonté du Hezbollah, vassal de l’Iran, d’imposer un candidat se heurte aux considérations d’autres puissances influentes, à commencer par l’Arabie Saoudite. La pétromonarchie, toujours présente sur l’échiquier libanais, voit d’un mauvais œil la candidature de Sleiman Frangié.
C’est dans ce contexte de confrontation que la France s’imagine médiatrice entre les deux blocs ennemis. Ainsi le 31 mars, Patrick Durel, conseiller d’Emmanuel Macron pour le Moyen-Orient, recevait à Paris Sleiman Frangié dans une visite à caractère très officiel. Des dires du candidat, l’enjeu était de «[répondre à] des questions en amont des réunions avec les Saoudiens», comme il l’expliquait sur la chaîne de télévision libanaise Al-Jadeed. «Les Français proposent un compromis. […] J’estime qu’il est pragmatique et réaliste.»
Dans les rangs des diplomates français, on marche sur des œufs pour commenter ce «compromis». Difficile de soutenir à voix haute ce proche du Hezbollah, dont la branche armée figure sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. «L’objectif de la France est de parler à tout le monde, d’éviter à tout prix le vide politique, confie à Libération une source diplomatique rencontrée à Beyrouth. Tous les noms ont été mis sur la table, on a estimé que Frangié était le seul à pouvoir faire consensus rapidement.»
Fini le temps où Emmanuel Macron appelait à «dégager» les dirigeants du Liban. La realpolitik a fait son retour. «Il nous faut faire vivoter le système en évitant l’effondrement. Peut-être qu’avancer un nom comme celui de Frangié réveillera les partis chrétiens pour proposer une alternative», détaille une seconde source française. Qui reconnaît aussi la volonté de Paris de se décharger de responsabilités prises après l’explosion du port de Beyrouth : «La France ne veut plus se positionner comme porte-parole du Liban à l’international. D’autant qu’un effondrement total pourrait avoir un fort impact sur notre image.»
«Les gens de pouvoir ont tout volé»
Dans les médias libanais, d’autres théories sont avancées pour expliquer ce soutien, comme les intérêts économiques de la France, qui seraient facilités par une bonne entente avec ce candidat du Hezbollah. La milice chiite a par exemple la main sur le port de Beyrouth, racheté en 2022 par le groupe français CMA CGM.
Ce qui est certain, c’est que le concert des intérêts extérieurs est à l’image du Parlement libanais : aucun bloc n’est suffisamment puissant pour imposer un nom à lui seul. Mais trépignant dans son fief de Zghorta au Nord-Liban, le clan Frangié se dit confiant. «On nous raconte que le veto saoudien a sauté, confie un proche du candidat. Ils attendent maintenant des garanties sur les autres portefeuilles : les ministères, le Premier ministre, le gouverneur de la Banque centrale… C’est un jeu d’équilibriste, tout se négociera d’un même accord.»
Quant aux opposants à Frangié, la position française les déstabilise. «C’est un mauvais calcul, raconte Jihad Pakradouni, député proche du parti chrétien des Forces libanaises, dans son immeuble alluré de la capitale. Aucun groupe chrétien ne concéderait une telle mainmise du Hezbollah.» Au jeu des tractations, la France est piégée dans un dilemme : ne rien faire et abandonner le terrain des négociations aux autres puissances régionales, ou négocier avec «l’espoir de voir venir les réformes», comme le martèlent les diplomates français.
Ces espoirs, Jihad Pakradouni n’y croit pas. De son propre aveu, «les gens de pouvoir de ce pays ont tout volé. S’ils appliquaient une seule des réformes demandées par le FMI, ça leur retomberait dessus». Ces garanties exigées par le FMI, comme le contrôle des capitaux ou la levée du secret bancaire, conditionnent de nombreuses aides internationales. Mais vont à l’encontre des pratiques et visées de la classe politique libanaise, habituée à jouer de malversations pour transformer l’Etat en machine opaque à servir ses propres intérêts.
Réhabilitation en pente douce
Il reste que le soutien français à la candidature Frangié, proche de Bachar al-Assad, dessine aussi l’ombre d’une liaison dangereuse. Le régime de Damas déplace ses pions depuis le tremblement de terre en Syrie. Entre réintégration dans la Ligue arabe, actée dimanche, et rapprochement irano-saoudien, la réhabilitation se fait en pente douce pour le régime du boucher de Damas, toujours sous le joug des sanctions européennes pour crimes de guerre.
Côté français, le risque est assumé. «Tant pis si la candidature Frangié profite aux autres, tant que cela profite aussi aux Libanais. Les choix politiques qui suivront seront ceux des dirigeants libanais, pas ceux de la France», confie la source proche du dossier.
Invariables absents de ces tractations présidentielles : les citoyens libanais eux-mêmes. Sans emprise sur le vote, sans poids dans les négociations, ils sont les oubliés d’une équation qui les concerne pourtant au premier chef.

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