ENTRETIEN – Ce n’est pas la première fois que la capitale libanaise doit se relever de destructions. Mais cette fois-ci, les dégâts et le contexte politico-économique ne sont pas les mêmes, estime l’enseignant et chercheur Eric Verdeil.
Eric Verdeil est professeur des universités à Sciences-Po Paris, enseignant en géographie et études urbaines, chercheur au Centre de recherches internationales (CERI) de l’institution, spécialiste du Liban et d’urbanisme à Beyrouth.
LE FIGARO.- Le gouverneur de Beyrouth a déclaré qu’il estimait que les dommages dans la ville pouvaient «s’élever à entre trois et cinq milliards de dollars». Que penser de cette première estimation ?
ERIC VERDEIL.- Il est difficile de se prononcer sur ce chiffre pour l’instant : si les dégâts du port se comptent en centaines de millions de dollars à eux seuls, on ne peut estimer les dommages causés aux habitations. De même, le gouverneur a parlé de 300.000 personnes sans domicile à la suite des explosions, mais sans préciser ce qu’il entendait par là. Sont-ce les personnes dont le domicile a été entièrement détruit, ou toutes celles dont l’habitation a subi des dégâts ? Beyrouth compte 340.000 habitants environ, et son agglomération plus de deux millions d’habitants. 300.000 personnes sans domicile me paraît donc un bilan très élevé, malgré les dégâts considérables causés par ces explosions.
Comment la ville avait-elle été marquée par les derniers conflits ?
Beyrouth, et notamment sa partie centrale, avait été intensément frappée par des événements passés. Dans un premier temps, la guerre civile libanaise, entre 1975 et 1990, a fortement endommagé le centre-ville de la capitale. Depuis 1994, un plan de reconstruction a permis à la ville de connaître un processus de rénovation impressionnant, passant notamment par la construction de nombreuses tours. Désormais, les traces de la guerre subsistent par endroits, mais on est loin de la situation de l’immédiat après-guerre.
En 2006, la guerre entre Israël et le Hezbollah a causé des destructions sévères mais localisées, dans la banlieue sud de Beyrouth. Un quartier entier a été écrasé par les combats. Là encore, la reconstruction a eu lieu entre-temps.
Quelle était la situation de Beyrouth avant les deux explosions ?
L’agglomération souffre de multiples problèmes comme l’infrastructure routière, l’électricité, dont le fonctionnement est épouvantable avec de nombreuses coupures, ou encore la gestion des déchets, erratique depuis 2015. Ces travers soulignent une très mauvaise gestion des services publics et des problèmes de passation et d’attribution des contrats publics. Cela témoigne aussi d’une corruption homérique, largement conspuée par la rue.
À l’inverse, le port de Beyrouth, touché de plein fouet par les explosions, avait fait l’objet de travaux d’extension et d’amélioration dans les années 1990. Il était devenu efficace, doté d’une infrastructure relativement moderne pour sa partie conteneurs. Là encore, toutefois, les explosions soulignent de graves problèmes de gestion des stocks : le nitrate d’ammonium apparemment à l’origine de la catastrophe n’aurait pas dû être entreposé là, à seulement 300 mètres des habitations les plus proches. Certains dénoncent une forme de procrastination, d’autres des marchandages, de la revente… Une chose est sûre : quelqu’un a fait preuve d’une négligence coupable dans le stockage d’une matière si dangereuse ici.
Peut-on tirer des leçons des précédentes reconstructions de Beyrouth ?
On ne parle pas du même type de dégâts. Par le passé, des immeubles avaient été détruits, touchés par des tirs, des bombes. Ici, certains bâtiments ont été détruits, mais ils sont minoritaires. Les dommages risquent surtout de varier en fonction de l’ancienneté des constructions, les récentes résistant bien mieux, sur le plan structurel, que les autres. Ce point m’inquiète : à proximité du port se trouvent des quartiers anciens, très gravement touchés, rendant leur reconstruction difficile. Ces quartiers étaient déjà régulièrement menacés par des promoteurs immobiliers qui risquent de profiter de cette occasion pour les densifier et les transformer. Je crains que ces explosions ne représentent le coup de grâce pour ces quartiers centraux. Je serais étonné qu’il y ait un processus de reconstruction à l’identique de cette zone.
Comment les reconstructions avaient-elles été financées par le passé ?
En 1994, l’État libanais avait créé la Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth (Solidere), chargée de mettre en musique la rénovation des quartiers centraux. Le gouvernement lui avait confié des droits normalement dévolus à la puissance publique, comme le droit de mener des travaux sur l’espace public ou la possibilité d’exproprier. La compagnie est devenue, en quelque sorte, propriétaire du centre-ville, bénéficiant d’une concession de 25 ans prolongée par la suite, en échange de financements pour le reconstruire. En réalité, ces prérogatives publiques confiées au privé ont surtout généré d’importants bénéfices pour les actionnaires de l’entreprise, dont font partie de gros noms du capitalisme et monde politique libanais. La famille Hariri, longtemps aux affaires, en fait notamment partie.
Cependant, les habitants du centre-ville n’ont pas réellement bénéficié de ces transformations. La reconstruction fut ratée, en cela que le cœur de la capitale n’est pas redevenu un lieu bénéficiant à l’ensemble de la population. Les modifications ont surtout mis en œuvre une forme d’exclusivisme, coupant ce quartier réservé aux élites du reste de la capitale. Les changements n’étaient pas faits pour les habitants : des sortes de «gated communities» (quartiers protégés) ont émergé, mais, en parallèle, les autres parties commerciales ont périclité. Ce premier volet confié au privé n’a donc pas été extrêmement bénéfique pour l’ensemble de la société, mais plutôt lucrative pour les actionnaires.
En 2006, dès le cessez-le-feu avec Israël, le Hezbollah a géré de son côté la reconstruction de la banlieue sud de Beyrouth. Cette dernière est allée très vite : l’organisation souhaitait ainsi montrer à la population qu’elle prenait soin d’elle, pour redorer son blason alors qu’elle fut à l’origine de l’attaque israélienne. Les bâtiments ont donc été rebâtis rapidement, à l’identique, et leurs habitants sont revenus, dans leur majeure partie. L’aspect financier reste opaque : le Hezbollah a reçu des financements externes et a transmis des fonds aux propriétaires des appartements détruits pour qu’ils reconstruisent. Quelques années plus tard, les travaux étaient finis.
Qui pourrait prendre en charge le financement des travaux, cette fois-ci ?
Les mécanismes mis en œuvre précédemment sont difficiles à reproduire ici. On ne peut exproprier les habitants de leurs immeubles, le niveau de dégâts ne le justifiera pas. En outre, le Hezbollah n’a pas à reconstruire pour renforcer son prestige, comme en 2006. Et surtout il n’y a plus d’argent au Liban. Le système financier est complètement bloqué. Une grande incertitude demeure donc : le Liban est sous blocus, de l’intérieur, par les actionnaires des banques, comme de l’extérieur, les États-Unis faisant pression sur le système bancaire par peur d’alimenter les comptes du Hezbollah ou des militaires syriens. Ce double blocage pourrait ralentir la reconstruction.
Normalement, outre les aides d’urgence venant par exemple de l’Union européenne, le financement devrait plutôt incomber à l’État ou aux assurances, pour les immeubles couverts. On pourrait aussi penser à des mécanismes de financement par le système bancaire, subventionnés par des institutions externes comme la Banque mondiale. Les propriétaires qui le pourront essaieront de financer a minima les travaux autant que faire se peut, mais cela risque de mener à un processus graduel, différentiel. Un certain nombre de personnes, notamment dans les anciens bâtiments durement touchés, pourraient choisir de vendre et quitter les lieux, permettant à des promoteurs de réaliser des opérations lucratives. Sans planification, cela aurait des conséquences sociales assez graves.
Combien de temps la reconstruction prendra-t-elle ?
Plusieurs années, c’est certain. Tout dépend ensuite des intentions et objectifs des reconstructeurs. Le Hezbollah voulait aller le plus vite possible, et son objectif n’était pas le profit : cela a donné des travaux rapides mais des constructions peu esthétiques, plutôt bas de gamme. Les habitants en sont plutôt satisfaits. Solidere avait un objectif différent, le profit, avec la construction d’une zone exclusive pour l’élite. La société a fait de la rétention foncière et n’a libéré les terrains que peu à peu, pour faire monter les enchères et les vendre plus cher. Résultat : vingt-cinq ans après, la compagnie n’avait pas construit la moitié de ce qu’elle aurait dû faire, et beaucoup d’immeubles ou de terrains restent vides.
Cette fois-ci, les habitants dont les logements ont été touchés vont vouloir y revenir si possible et dès que possible. C’est une logique différente.
Comment tout ceci va-t-il s’articuler dans une situation politique et financière déjà extrêmement difficile ?
Mal. Le blocage du système bancaire reste massif, les gens restreignent leurs dépenses de consommation et ne peuvent facilement faire de dépenses pour réparer les dégâts. L’une des questions est de savoir si ces explosions vont renforcer la colère des Libanais, déjà visible depuis dix mois dans la rue. Jusqu’ici, les protestations n’étaient pas assez fortes pour faire vaciller le pouvoir et réformer le système en profondeur. Pour le moment, les Libanais expriment plutôt une certaine sidération. Ensuite, il est probable qu’ils manifestent un grand ressentiment, mais il n’est pas certain que celui-ci se solde par le saut dans l’inconnu que représente une remise en cause du système politique et confessionnel.
Il faudra donc voir si les contestations se radicalisent et si des pressions extérieures se multiplient.