Quoi qu’en dise Bachar Al Assad, les choses peu à peu se gâtent pour lui. Pour reculer l’échéance et prévenir la débandade, il veille à dissimuler les failles et les faiblesses de son régime. Ce sont elles qui font l’objet de ces chroniques. Elles sont destinées à soutenir ceux qui souffrent et perdent patience et à montrer que leur victoire est inéluctable. Le chef de l’Etat continuera à manoeuvrer, à mentir et à tuer, puisque c’est ce qu’il sait faire. Mais il ne pourra rétablir avec l’ensemble des Syriens les relations qu’il n’aurait jamais perdues s’il avait accepté d’entendre les cris des jeunes, des femmes et des hommes, qui sont sortis dans les rues, en mars 2011, pour réclamer le respect, la justice et la liberté auxquels ils avaient droit, mais dont ils avaient été privés par son père et lui-même durant près de 50 ans.
Précédemment mis en ligne :
– Syrie. Chroniques du délitement du régime
– 1 / La famille Al Assad entame son auto-nettoyage
– 2 / Règlement de comptes à Qardaha, antre de la famille Al Assad
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Le 3 septembre 2012, un général dirigeant les opérations militaires à Alep déclarait à l’AFP, sous le couvert de l’anonymat, qu’il « s’attendait à ce que l’armée régulière » parvienne à asseoir sa domination sur la ville « dans un délai de dix jours ». Il fondait ses espoirs sur la reprise du quartier de Salaheddin, repaire des « rebelles », et sur la reconquête imminente du quartier de Sayf al Dawla. Trente jours plus tard, la situation sur le terrain démontre que, si les « mercenaires du régime », comme les désignent les opposants au pouvoir en place, ont détruit dans des bombardements plusieurs quartiers de la ville, ils ne sont toujours pas parvenus à en chasser les combattants de l’opposition.
Pour redonner le moral aux forces du pouvoir, le journal Al Diyar, une feuille de choux libanaise soutenue par le régime syrien qui assure à ses frais l’impression des exemplaires diffusés en Syrie, a inventé de toutes pièces le récit édifiant d’une « visite à Alep de Bachar Al Assad »… qui n’a jamais eu lieu. Dirigée par Charles Ayoub, membre du Parti Populaire Syrien plus connu en Syrie sous la dénomination de Parti Syrien National Social, cette publication n’a pas la moindre crédibilité. Le 1er août, il avait pensé rendre service à ses créditeurs syriens en prétendant que le général Manaf Tlass, dont la défection avait fait grand bruit, avait été accueilli à son arrivée à Washington par des voitures de l’ambassade de Syrie et un véhicule du Département d’Etat. Planifié par le ministère syrien des Affaires étrangères, son déplacement aux Etats-Unis était considéré comme une visite officielle.
Il affirmait, le 2 octobre, que, informé par des rapports adressés à l’état-major des difficultés auxquelles ses soldats étaient confrontés à Alep, le chef de l’Etat avait passé outre les conseils de ses collaborateurs. N’écoutant que son courage et décidé à faire son devoir de commandant en chef des forces armées syriennes, il s’était précipité en hélicoptère au secours de ses hommes. Au cours des 48 heures passées sur place, il avait « dirigé les combats », « supervisé les bombardements », « donné des consignes aux pilotes » et « ordonné le bombardement des quartiers rebelles avec tous les types d’armes, de bombes et de missiles disponibles ». Certes, personne n’a accordé la moindre valeur à ce récit digne des 1001 nuits. Dans l’imagination fertile de son auteur, ou dans l’esprit de ceux qui avaient suggéré à un journal libanais un mensonge dont ils préféraient ne pas assumer la responsabilité, il était destiné à nourrir la « Légende dorée » du chef de l’Etat. Mais aveuglé par sa servilité, Charles Ayoub n’a pas vu qu’il apportait une confirmation à ce que les Syriens savent depuis longtemps : Bachar Al Assad est bien le responsable direct et immédiat des destructions et des pertes humaines provoquées par son armée à Alep, comme partout ailleurs.
S’agissant de fausse publicité, on relèvera d’ailleurs que les agences de presse et les journaux réputées les plus sérieux n’échappent pas aux pièges dans lesquels la propagande officielle syrienne tente de les entraîner. Ils évoquaient ainsi, samedi 6 octobre, une « rare apparition publique » du chef de l’Etat, « montré par la télévision syrienne serrant la main de hauts responsables militaires et civils et embrassant des fillettes devant un monument aux morts ». L’expression « rare apparition » est tout à fait adaptée à celui qui désormais se terre pour échapper au sort de la majorité des officiers qui l’accompagnaient l’an dernier lors de la même cérémonie : la commémoration de la « victoire d’octobre 1973″… En revanche, le qualificatif de « publique » est non seulement exagéré mais aussi déplacé, sauf à considérer qu’un quarteron de généraux et une phalange de filles et fils de martyrs représentent le peuple syrien. Les mêmes médias reconnaissent implicitement que le chef de l’Etat ne tenait pas à s’exhiber au milieu d’une foule lorsqu’ils rapportent aussitôt après, mais sans faire entre les deux informations le moindre rapport, que, « toujours à Damas, les forces de sécurité étaient déployées en nombre dans le quartier de Mouhajirine (nord) et perquisitionnaient maison par maison ».
Autrement dit, pour quiconque a la moindre connaissance des lieux, elles faisaient en sorte, en bouclant les rues menant au Mausolée du Soldat inconnu où « apparaissait » le chef de l’Etat, que les Syriens n’aient ni l’idée, ni la possibilité de se montrer là où celui-ci ne voulait pas de « public ». Ceux qui sont intéressés par l’école syrienne de mise en scène peuvent se reporter à l’apparition surprise effectuée, le 11 janvier 2012, par Bachar Al Assad sur la Place des Omeyyades, à son déplacement à Raqqa pour la prière de l’Aïd al Adha, le 6 novembre 2011, ou, plus récemment, à sa présence, le 19 août 2012, pour la prière de l’Aïd al Fitr à la mosquée Al Hamad du même quartier de Mouhajirin.
Pour en revenir à Alep et à l’armée, ni la présence, ni les conseils, ni les ordres de ce combattant d’exception, passé en quelques minutes, le 11 juin 2000, du grade de colonel à celui de farîq awwal, le plus élevé de l’armée syrienne, sans avoir jamais mis le pied sur un champ de bataille, n’ont suffi à permettre à ses soldats de reprendre la ville. Y arriveraient-ils que leur victoire serait tout sauf définitive. La périphérie immédiate de la capitale syrienne, elle-même sécurisée grâce au quadrillage des rues par les meilleures unités et les matériels les plus sophistiqués, n’en finit pas de subir les assauts de brigades en provenance des quartiers en révolte. Le 5 octobre, des combattants de Douma se sont ainsi emparés d’une base de défense anti-aérienne située dans la Ghouta. Homs, qui a été « reconquise » il y a plusieurs mois, n’est toujours ni entièrement apaisée, ni totalement contrôlée. Des affrontements s’y produisent de manière récurrente. Le 6 octobre, une vingtaine de combattants du Hizbollah y ont d’ailleurs perdus la vie. La présence de ces miliciens est en elle-même une confirmation que l’armée du régime a besoin d’aides extérieures, faute de trouver dans le pays les ressources en hommes dont elle a besoin.
Incapable de contrôler les villes reprises, où les forces du régime sont la cible d’attaques répétées, l’armée régulière a opté depuis plusieurs mois pour une « stratégie de la terre brûlée ». Agitée comme une menace par les menhebbakjiyeh – au sens littéral, les « Nous t’aimons », dont on sait qu’ils n’ont « pas d’autre dieu que Bachar » -, elle combine l’éradication des populations, assassinées à l’arme blanche, écrasées sous les ruines de leurs maisons, visées par les francs-tireurs, bombardées devant les boulangeries ou mitraillées durant leur fuite, et la destruction systématique des quartiers entiers dans lesquels ces populations résident, accusées sans discernement de soutenir la révolution, pour n’avoir pu en chasser les jeunes et les moins jeunes, originaires des lieux ou venus d’ailleurs pour en assurer la protection.
Frappés de discrédit pour leur renoncement à assurer leur rôle de « protecteurs des maisons », comme le chante l’hymne national syrien et comme les suppliaient de le faire les manifestants (le 27 mai 2011), pour se contenter d’être les hommes de main d’un régime oppresseur et criminel, les militaires ne font plus recette. L’état-major ne sait plus que faire. Il hésite à engager dans les situations les plus délicates les soldats issus de la majorité sunnite, dont il n’est pas sûr de la fidélité et qu’il craint de voir rallier à la première opportunité les rangs de l’Armée Syrienne Libre. Pour obtenir les hommes dont il a besoin pour suppléer aux déserteurs, et pour compenser les pertes dont il dissimule tantôt le nombre et gonfle d’autres fois le chiffre, il a désormais recours à toutes sortes d’expédients.
Il tente de séduire les uns en portant la solde des mercenaires à 30 000 livres syriennes. Il incite les communautés minoritaires à mettre sur pied des milices, auxquelles il fournit les armes et dont il assure qu’elles sont nécessaires à sa protection et à leur survie. Il cherche à s’emparer des réfractaires en organisant des rafles dans les rues des villes et sur les routes. Mais, jusqu’au sein de la communauté alaouite, qui refuse d’être réduite au rôle de pourvoyeuse d’assassins et d’exécuteurs des basses œuvres d’un régime criminel, il peine désormais à convaincre. Les jeunes s’y montrent aussi empressés qu’ailleurs à obtenir le passeport qui leur permettra de quitter le territoire national et d’échapper ainsi à la conscription. Ceux dont les parents ont le bras long partent ou sont déjà partis étudier dans des universités, dans le Golfe ou en Occident.
Certes, l’armée du régime peut bomber le torse. Bénéficiant d’armes et de matériels dont ne disposent ni les combattants regroupés au sein de l’Armée Syrienne Libre, ni les unités autonomes, et ayant une totale maîtrise des airs, elle peut bombarder à son aise, déversant sur les villes et les villages des engins incendiaires destinés à accroitre les pertes en vies humaines et les dégâts matériels. Elle est en quelque sorte « protégée » et dispensée de s’engager dans des affrontements directs par la réticence des « Amis du Peuple syrien » à prêter l’oreille à ce que les révolutionnaires réclament depuis des mois. Qui, parmi eux, a entendu que les manifestations organisées à travers le pays, vendredi 5 octobre 2012, avaient pour slogan : « C’est des armes que nous voulons, pas des déclarations » ? Certainement pas ceux qui avaient précédemment ignoré les demandes similaires : « Soutenez l’ASL » (13 janvier 2012), « Armez l’ASL » (2 mars 2012), « Donnez-nous des moyens anti-aériens » (10 août 2012). Ni ceux qui avaient opposé une fin de non-recevoir aux autres appels au secours : une « Protection internationale » (9 septembre 2011), un « Embargo aérien » (28 octobre 2011), une « Zone protégée » (2 décembre 2011), une « Intervention militaire immédiate » (16 mars 2012). Elles s’inscrivaient pourtant, selon ceux qui les formulaient, dans leur « Droit à l’auto-défense » (27 janvier 2012)…
En dépit de ses moyens techniques et de la mobilisation de dizaines de milliers d’informateurs et de moukhabarat, l’armée apparaît aujourd’hui incapable de se protéger totalement contre les coups, forcément limités par leurs moyens, que lui portent les « rebelles ». Une demi-douzaine de très hauts cadres militaires et sécuritaires ont déjà été assassinés, les uns, fin mai 2012, par empoisonnement au siège du Commandement régional du Parti Baath, les autres, à la mi-juillet 2012, lors d’une opération à l’intérieur du Bureau de la Sécurité nationale. Plusieurs dizaines d’officiers et de sous-officiers sont depuis lors décédés dans des attaques menées (le 15 août, le 2 septembre, le 26 septembre…) à la voiture piégée ou par d’autres techniques contre les bâtiments ultra-sécurisés des forces armées, au centre-même de la capitale. Et les choses n’iront pas en s’améliorant, puisque les déserteurs, membres des services de renseignements ou militaires, s’employent à mettre au service de la révolution les connaissances et les secrets dont ils sont détenteurs, sur l’emplacement de centres secrets de commandement, du camp de stockage et de formation à la conduite des engins blindés, des armes chimiques dissimulées dans la capitale, etc.
A l’instigation de ses amis – dont on relèvera en passant que les interventions, le soutien et les conseils sont ignorés par ceux qui réclament à grands cris la dénonciation de l’appui apporté aux révolutionnaires par le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie -, le régime envisage désormais de créer, avec l’aide des quelque 2 000 experts iraniens présents dans le pays, une force militaire ressemblant aux pasdaran, les Gardiens de la Révolution islamique. Ses éléments seront prélevés sur les effectifs de la 4ème division, de la Garde républicaine et des Forces spéciales aéroportées, de manière à constituer une armée dans l’armée, totalement inféodée au pouvoir et dédiée à son service. Quant aux chabbiha, ils seront organisés dans une milice semblable au corps des bassidjis iraniens.
En face, pour être à même d’assumer ses missions de protection des populations et de résistance aux menées des forces armées, l’ASL a ouvert à travers le pays, à commencer par les villes et les villages contrôlés par le pouvoir, des centres secrets de recrutement, ouverts aux adultes et aux jeunes volontaires désireux d’apporter leur concours à la révolution et au renversement du régime. Pour ne pas être découverts, ces centres sont constamment déplacés. Ils rencontrent un grand succès auprès des révolutionnaires, en particulier dans les villes et villages où la répression interdit la poursuite des manifestations pacifiques. Après leur enregistrement, les nouvelles recrues sont dirigées vers des camps d’entrainement puis envoyées au combat.
Optimiste impénitent, le ministre syrien de la Défense, le général Fahd Jasem Al Freij, a déclaré samedi 6 octobre, que la Syrie « l’emportera prochainement sur la guerre universelle menée contre elle » et que son « rendez-vous avec la victoire est proche ». On notera que, avec un sens de l’humour qu’on ne lui connaissait pas, il a tenu ces propos le jour de la commémoration de la « victoire d’octobre »… dont la durée éphémère apparaît comme un mauvais présage pour la survie du régime en place. Doit-on lui rappeler ces mots du poète tunisien Abou al Qasem Chabbi, qui ont inspiré les révolutionnaires tunisiens et les ont menés où on sait dans leur lutte victorieuse contre Zinalbidin Ben Ali :
« Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser ».
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