Au Liban, le divorce fait foi

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Par Mélanie Houé, Correspondante à Beyrouth

«Chez les Latins, c’est toujours de la faute de la femme !» lance Joumana, en s’installant dans le canapé de son appartement du Kesrouane, fief chrétien du Mont-Liban, à une quarantaine de kilomètres au nord de Beyrouth. «Dès qu’on a besoin de l’Eglise, elle s’enfuit.» Plus de quinze ans après son divorce, la mère de famille reste amère. Catholique depuis son enfance, elle considère ne pas avoir eu d’autre choix que de se convertir pour mettre fin à une union conjugale. «Il n’y a pas de divorce chez les catholiques au Liban, déplore-t-elle. Cela ne dérange pas le clergé en Occident, mais ici, en Orient, ce n’est pas toléré.»

Joumana s’est mariée à l’Eglise maronite à l’âge de 22 ans. Après plusieurs mois d’idylle et un enfant, elle raconte avoir vécu dans la peur : «Mon époux se droguait, il était imprévisible. Il m’a plusieurs fois menacée de mort en pointant son revolver sur ma tempe.» Croyante, elle est d’abord allée chercher de l’aide auprès de sa paroisse. Mais ses appels au secours sont restés lettre morte. «On m’a dit que c’était de ma faute, que j’étais son épouse, que je devais le calmer et me taire, s’indigne-t-elle aujourd’hui. J’ai donc fait ce que j’avais à faire.» Au début des années 2000, Joumana a changé de rite. Elle a renoncé à trente et un ans de catholicisme au profit de l’orthodoxie, pour rompre ses noces le plus rapidement possible. «Il n’y avait pas d’autre choix, je n’ai aucun regret», assure-t-elle aujourd’hui.

Triple Talâq

Au pays du Cèdre, où cohabitent 18 communautés religieuses, le statut personnel civil n’existe pas. Les affaires familiales ne relèvent pas de l’Etat, mais des tribunaux ecclésiastiques. Pour se marier, enregistrer leurs enfants, adopter, hériter ou encore divorcer, les Libanais dépendent des textes sacrés de leur religion. «Pour les chrétiens, le mariage est un sacrement que les époux se donnent l’un à l’autre. Le divorce n’est pas possible, les hommes ne peuvent pas dénouer ce qui a été noué par le ciel, explique Alexa Moukarzel, professeure de droit à Beyrouth. Alors qu’avec l’islam, le mariage est avant tout un contrat de droit privé. Il y a bien sûr une dimension sacrée, mais le mari a un droit de répudiation.» En clair, les Libanais ne sont pas égaux devant la loi. Les musulmans n’opposent pas de restriction au divorce, alors que les catholiques l’interdisent.

Certes, le Vatican peut reconnaître la nullité d’un mariage si l’existence d’un vice de consentement initial est prouvée, mais les démarches sont réputées longues et onéreuses. Selon le droit canonique, seules cinq conditions – tel le fait de ne pas croire en la sacralité du mariage – sont recevables pour invalider une union. «Pour étudier les chefs de nullité invoqués, le tribunal maronite dresse une liste d’experts psychologiques. Leur rôle est de consulter les justiciables, puis de présenter leur expertise à la cour qui, sur la base de leur rapport, doit rendre son jugement, explique Imad Geara, avocat spécialiste des affaires matrimoniales au barreau de Beyrouth. Il y a quelques années, le jugement du tribunal de première instance devait être confirmé à l’identique par la cour d’appel ecclésiastique. Quelle télépathie était alors nécessaire pour prononcer la nullité d’un mariage ! C’était vraiment long et difficile», reconnaît-il.

Les protestants et les orthodoxes sont, eux, plus souples que Rome : ils tolèrent le divorce mais les procédures restent chères et éprouvantes. En moyenne, une annulation de mariage dure plusieurs années et coûte entre 4 500 et 18 000 euros aux chrétiens, contre quelques minutes de formalités et une poignée d’euros aux musulmans. Noor et son ex-mari l’ont bien compris. Après plus de vingt-quatre ans de mariage orthodoxe, en 2001, ils n’ont pas hésité à se convertir au sunnisme pour divorcer. «Nous avons dû dire à l’imam que Jésus-Christ n’avait pas été crucifié, puis on a eu nos cartes d’identité musulmanes, se souvient l’ex-épouse.Moins d’un mois plus tard, on a divorcé. Mon mari a juste dû me dire trois fois le talâq [«répudiation» en arabe, ndlr], et c’était fini !» Sous une apparente désinvolture se cache un embarras. Une fois leur divorce enregistré à l’état civil, elle et son ex-conjoint ont de nouveau changé de religion. Elle s’est réconciliée avec la foi druze de son père et son ancien mari, lui, est redevenu chrétien. Finalement, tous deux sont restés sunnites moins de deux mois. «Je n’aime pas cette tricherie, mais nous n’avions pas le choix, lâche la mère de famille. Si nous ne nous étions pas convertis, nous aurions dû payer une fortune et cela aurait pris des années.»

Au total, le couple a déboursé près de 900 euros pour divorcer. C’est cinq à vingt fois moins que les frais dépensés dans les procédures de séparation chrétienne. «Les prêtres profitent de la situation, regrette Noor. C’est dommage, je suis très déçue par la religion.» « Pourquoi doit-on tant payer ? Tout simplement parce qu’il faut payer l’avocat qui va verser des pots-de-vin à l’Eglise, assène Joumana. La corruption est généralisée. Quand tu vas chez le prêtre, s’il voit que tu es riche, c’est 10 000 euros, et si tu as l’air pauvre, c’est 3 000, au minimum.»

«Ils deviennent musulmans par fraude»

Dans un cabinet renommé de la capitale libanaise, une avocate reconnaît, sous couvert d’anonymat, l’existence de malversations dans les tribunaux chrétiens libanais. «Il peut arriver que l’on paie ou que l’on offre un cadeau à un employé du tribunal pour accélérer la procédure, dit-elle. Si l’on ne se plie pas à cette règle, c’est plus long.» «Faux, ce ne sont que des rumeurs ! fustige Ibrahim Traboulsi, spécialiste du droit de la famille au barreau de Beyrouth. Les frais sont affichés dans tous les tribunaux, ils sont respectés. Ces histoires de corruption ne sont que des préjugés construits de toutes pièces par des clients déçus de ne pas avoir obtenu gain de cause.» D’après le magistrat, ce sont les conjoints qui se convertissent qui transgressent la loi. «Ils deviennent musulmans par fraude, parce qu’ils ne parviennent pas à annuler leur mariage, et non par conviction», estime-t-il. D’après la Cour de cassation libanaise, la conversion bilatérale – soit celle des deux membres du couple – est conforme à l’article 23 de la Constitution et à l’arrêté numéro 60 L.R (loi et règlements) hérité du mandat français. Contrairement au passage unilatéral – la conversion d’un seul des époux. «Les conséquences sont fâcheuses dans une telle situation, poursuit Ibrahim Traboulsi. Si seul le mari se convertit à l’islam, la femme, restée chrétienne, ne peut plus hériter de son mari – le legs étant impossible entre les deux religions – et les enfants mineurs deviennent automatiquement musulmans.»

C’est l’histoire de Gilles, 29 ans. Il avait 16 ans quand son père, en pleine procédure de divorce, s’est converti à l’islam pour se remarier. Il est devenu chiite du jour au lendemain. «J’ai passé le bac en tant que musulman. Au Liban, la religion est mentionnée sur notre extrait d’acte de naissance, se souvient ce jeune homme converti au catholicisme dès le lendemain de sa majorité. Mon père a intenté un nouveau procès à ma mère, toujours pour obtenir l’annulation de leur mariage. S’il gagne, il y aura beaucoup d’interrogations, notamment sur les questions de succession.»

«Dose de laïcité»

La réforme de la nullité du mariage, adoptée en août 2015 par le pape François, a changé la donne. La facilitation et l’accélération de la procédure des procès canoniques ont entraîné une diminution des conversions pour rupture de noces. D’après une source au tribunal maronite du Kesrouane, 70% des procédures d’annulation de mariage aboutiraient désormais au Liban.

«Il peut cependant rester difficile d’invalider son mariage, souligne l’avocat Imad Geara, quand l’une des parties n’est pas consentante ou en cas d’adultère. L’infidélité n’est pas un vice de consentement, c’est un péché qui doit être pardonné.» Face à ces difficultés, le nombre de mariages civils a explosé ces dernières années au Liban. Interdits sur le territoire, ils y sont reconnus quand ils sont contractés à l’étranger. Plusieurs projets de loi visant à les légaliser ont été étudiés ces trente dernières années, mais aucun n’a abouti. «C’est une hypocrisie, martèle Joumana. Les leaders religieux ont peur qu’une dose de laïcité s’injecte dans le corps social et de ne plus pouvoir profiter du confessionnalisme !» Selon l’étude Economics Of Civil Marriage réalisée en 2013 par l’Université américaine de Beyrouth, les affaires de famille rapporteraient plus de 15 millions d’euros, chaque année, aux tribunaux ecclésiastiques.

LIBERATION

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