Des milliers d’Algériens ont célébré la première année du mouvement
On n’est pas venus célébrer, on est venus pour que vous partiez ! » Le slogan, martelé tout le long du cortège, n’a pu empêcher l’apparition de quelques « Joyeux anniversaire » crayonnés sur des pancartes. A Béjaïa, comme ailleurs en Algérie, tout l’enjeu de ce vendredi 21 février se résumait à l’ampleur de la mobilisation du Hirak, le mouvement populaire qui s’est imposé le 22 février 2019 à Alger, alors que les autorités disent avoir satisfait la plupart des revendications de la rue.
Défi relevé dans la capitale de la petite Kabylie. Une longue procession s’est élancée de la Maison de la culture pour rallier les abords de la « haute ville », cinq kilomètres plus loin. Au rythme des tambours, cymbales et sonos, et sous une forêt de drapeaux berbères et algériens, un Hirak bigarré a rassemblé une foule nombreuse cinq heures durant.
« Quand même ! Qui aurait parié il y a un an qu’on en serait là ? », s’exclame Hassane, un fonctionnaire territorial, en désignant la pancarte d’un voisin : « Nous sommes encore là et on le sera pour toujours. » Hassan, qui ne veut entendre parler ni d’essoufflement et encore moins de défaite, fait les comptes : « Sur 57 ans de privations, 53 vendredis, ce n’est pas grand-chose quand il faut arracher jusqu’aux racines de ce régime. On va dire qu’on en est à 40 % de victoire. » Les soixante restants ? « Qu’ils s’en aillent et qu’on entame la transition. »
Travaillant dans le secteur paramédical, Mahdia y croit aussi : « A fond même. Sinon je ne serais pas là. Il y va de notre avenir, parce que c’est notre pays. Il faut qu’on tienne le coup, parce qu’en face ils n’ont pas l’intention de lâcher prise. Mais ils sont fragilisés, ce sont eux qui ont peur maintenant. » Le ton est au diapason de l’histoire récente locale.
La région de Béjaïa demeure un bastion du Hirak. Une grève générale a paralysé la ville pendant la semaine de l’élection présidentielle en décembre 2019. Et selon les chiffres officiels, seuls 0,12 % du demi-million d’inscrits que compte la wilaya ont participé au vote.
« On voit des gens s’engager »
Les militants que Le Monde avait rencontrés au printemps 2019 partagent aujourd’hui le même constat : « Il faut voir d’où on partait et le chemin parcouru depuis un an. Même si, ici, on n’a jamais été déçus », explique Khaled Zirem, l’un des animateurs du café littéraire de Béjaïa, un espace de débats où se rencontrent public et auteurs. « En une année, la rue algérienne a fait plus que ce que le pays n’a pas pu réaliser en 57 ans d’indépendance », ajoute-il, en égrenant la cascade d’événements qui ont marqué l’Algérie cette année, du début des manifestations en passant par la chute d’Abdelaziz Bouteflika, jusqu’au boycott actif du dernier scrutin présidentiel. « En face, les médias audiovisuels sont tous du côté du régime. Le haut commandement de l’armée a à sa disposition une cinquantaine de chaînes qui matraquent quotidiennement la population, ignorent et insultent le Hirak », rappelle l’animateur.
« Quelle que soit l’issue, on voit des gens s’engager. Des jeunes. Et les femmes, dont la présence s’est banalisée dans les manifestations. C’est le principal acquis du 22 février. Le mouvement se construit petit à petit. Ici comme dans d’autres régions », observe Abdenour Ziani. Ce militant de gauche anime un forum public de débats politiques hebdomadaires au cœur de la « cité des 1 000-logements », vaste ensemble d’immeubles résidentiels situé dans l’est de la ville, et il aimerait voir se multiplier ce type de réunions citoyennes.
« L’un des plus grands acquis réside dans le fait que la contestation ne se cantonne plus au centre du pays comme avant, ajoute Khaled Zirem, l’animateur du café littéraire. Je ne parle pas que d’ici, même s’il est vrai que le mouvement est fort. Prétendre que seule la Kabylie a lutté jusque-là serait faire injure aux autres régions, c’est justement l’idée que le pouvoir aimerait défendre pour monter en épingle un particularisme kabyle et jouer la division dans le pays. Mais ça ne marche pas. »
C’est à Kherrata, à 60 kilomètres de là, que le premier grand rassemblement contre un nouveau mandat d’Abdelaziz Bouteflika, le 16 février 2019, allait allumer une des étincelles du soulèvement qui devait gagner toute l’Algérie une semaine plus tard. Il y a quelques jours, le 16 février, plusieurs milliers de personnes y ont défilé pour célébrer cet anniversaire, dont des figures du Hirak national, comme l’activiste Samir Belarbi ou le vétéran de la guerre d’indépendance Lakhdar Bouregaâ, tout juste sortis de prison. Depuis le début du Hirak, la ville envoie chaque semaine une délégation manifester à Béjaïa. Elle n’est pas la seule.
Près de la Maison de la culture, où un couscous est offert, Hajar Al-Hadi explique fièrement la signification de la banderole qu’il porte en famille – « Akfadou, cœur de la révolution » –, du nom d’un massif montagneux situé à 60 kilomètres de Béjaïa. « Nous sommes une commune révolutionnaire. Depuis la guerre d’Algérie. C’est une zone rouge ! » Rouge comme les bannières de la gauche radicale, qui défile dans un cortège à l’avant de la manifestation. A l’inverse de la capitale, on n’hésite pas ici à afficher son appartenance politique.
Si les indépendantistes du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie en porte-à-faux face à un soulèvement d’ampleur nationale, sont invisibles dans les manifestations, la puissance du Hirak local attire de nouveaux curieux. Le 7 février, des membres du mouvement Rachad, fondé par d’ex-cadres du Front islamique du salut, ont tenté de déployer une banderole le long du parcours. Bien que non signée, elle a été repérée par des militants locaux, qui l’ont prestement enlevée.
« Ici, on réhabilite la politique »
« Ils ont aussi tenté de s’infiltrer dans les forums populaires organisés dans les quartiers. On a repéré leur manège, qui consiste à promouvoir l’idée du “tous pourris”. Sauf qu’ici, au contraire, on réhabilite la politique. S’ils veulent s’exprimer, pourquoi pas ? Mais dans ce cas, tu dis qui tu es, et tu dis bien aux gens que tu es là pour défendre ton califat ! Depuis, on n’a plus eu de nouvelles », raconte Abdennour Ziani. Cet homme ne sous-estime pas pour autant la menace. « Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont organisés. » Et l’organisation de la mobilisation reste un travail harassant, souligne M. Ziani, en citant l’exemple d’un nouveau forum lancé dans un quartier voisin : il faut tout apprendre aux initiateurs, comment préparer et tenir un débat, distribuer les tours de parole, écrire un compte rendu… Les partis de l’opposition, timorés et usés par les années de travail de sape du régime, ont souvent déserté, selon ce militant. « On les a invités, mais ils hésitent à venir. Comme s’ils avaient peur de se confronter à une assistance populaire. C’est dommage. Ils sont en partie des forces d’initiative. On a besoin de réponses inédites pour répondre à ces nouvelles exigences, aux nouvelles générations. Je suis sûr que de nouveaux partis vont naître, et des anciens vont s’adapter. »
« Je me dis des fois que la rue algérienne est même allée au-delà de ce qu’on pouvait attendre d’elle, ajoute Khaled Zirem. Ce qu’il manque, c’est la construction politique d’une alternative. L’opposition traditionnelle ne peut plus la porter, quand certains, proches d’elle, ne jouent pas les rabat-joie. L’objectif principal de la révolution est d’acculer le commandement militaire à se retirer de la vie politique. Le reste n’est que littérature. »