En 1898, l’article d’Émile Zola « J’accuse », prenant la défense de Dreyfus, inaugurait une ère qui, apparemment, n’aurait pas fait long feu. Dans son essai récent I.F (Intellectuel français) suite et fin, Régis Debray dresse un bilan impitoyable de l’univers de ces figures longtemps respectées, mais dont l’engagement se serait transformé en une « sinistre singerie ».
Ce que critique Debray, et bien d’autres avec lui, ce n’est pas tant le statut ou la position de l’intellectuel universaliste, mais plutôt celle de la métamorphose de ce dernier en journaliste ou en expert d’une discipline. La révolution médiatique et informatique a littéralement décuplé les effets d’une telle métamorphose.
L’intellectuel de jadis, esprit humaniste et universel, bénéficiant à la fois du talent littéraire et de l’autorité morale, observant une marginalité suffisante par rapport au tumulte social, engagé dans le débat d’idées, ne reculant devant aucun sujet portant sur la recherche du bien commun ; cet intellectuel-là est bel et bien mort. Il a été remplacé par le présentateur de talk-shows, par l’expert en ceci ou cela qui vient pavaner sur les écrans, par les gourous des réseaux sociaux ainsi qu’en de multiples autres figures du spectacle chatoyant de la modernité. Dans cette évolution, l’intellectuel a perdu son aura morale. Un expert est reconnu pour son savoir. Un intellectuel était reconnu pour la sagesse de son jugement. Le monde des experts est une faune bien étrange. Ils appartiennent à ce qu’on appelle les « élites », terme bien vague, mais qui semble renvoyer à une sorte de caste ou de club fermé où la finance régit tout, jusqu’aux intellectuels. L’intellectuel, comme membre des élites, fait partie intégrante de l’establishment. Son ethos personnel semble se diluer dans celui de l’ordre établi ou du réseau au sein duquel il se meut.
Dès lors, la vague populiste actuelle voit dans ces élites et ces experts un adversaire de choix. Il ne s’agit pas ici d’une quelconque expression de la vieille lutte des classes. Le populiste du XXIe siècle n’est pas le successeur de l’ouvrier-prolétaire de jadis. Des multimilliardaires peuvent être des champions du populisme. On en veut pour preuve certaines grandes figures de l’administration du président Trump ou des aventuriers du Brexit, voire de certains ténors d’extrême droite de la campagne présidentielle française. Que traduit un tel courant dans le contexte d’un monde dirigé par toutes sortes de réseaux où la coercition est une guerre de velours, où la liberté n’est plus l’apanage de la personne humaine, mais d’abord celle de la circulation des biens marchands, où la monnaie est traitée comme une matière première et non comme valeur d’échange. Dans un tel univers, l’intellectuel de jadis n’est plus qu’un des rouages du système. Ce n’est plus une voix éminente dans la cité. Cette dernière disparaît peu à peu. Au cœur de l’explosion médiatique, cet expert-intello est tout au plus un nœud ou un relais de réseaux sur lesquels le simple consommateur, on n’ose plus parler de citoyen, n’a aucune prise.
En s’en prenant aux élites, le populisme s’en prend à un certain establishment, non pas au nom du bien commun, mais uniquement au nom de l’exercice du pouvoir au sein des réseaux. Tout se passe comme si la « citadinité » était l’ennemi à abattre. Une telle pulsion est barbare. Malheureusement, on se doit de reconnaître que les « intellos » et les « leaders d’opinions » sont largement responsables de cette situation. Ils ont perdu leur ambition d’être des artistes du verbe, des maîtres de l’idée claire, des inconditionnels de l’engagement moral en faveur de la dignité humaine, des porte-parole de la cité. Ils sont devenus des « médiologues » se nourrissant de l’agitation médiatique. Les esprits dits positifs semblent se résigner ; autant jouer le jeu. Après tout, la finalité de la vie pourrait parfaitement s’identifier, non à l’ordre harmonieux de la citadinité, mais à l’agitation chaotique des molécules qui nous composent.
Le populiste se méfie de ces modèles lentement construits par des siècles d’humanisme et qui avaient pu, tant bien que mal, « sublimer l’universelle véracité des ego » : l’honnête homme, le révolutionnaire, le savant, le missionnaire, l’explorateur téméraire, etc. Il vaut sans doute mieux être un golden-boy, un expert à succès, ou un pitre télévisuel. L’apparition de ce curieux personnage qu’est l’animateur culturel aura coïncidé avec le « dépérissement des modes de transmission… et la vacuité intellectuelle des élites sociales ».
On comprend pourquoi un populiste, fort en gueule, peut impunément affirmer : « Est vrai ce que je dis, parce que je le dis. Si ce que je dis ne reflète pas la vérité de faits passés, peu importe. Les faits viendront demain vérifier ce que j’affirme instinctivement aujourd’hui, etc. » C’est ainsi qu’on pourrait résumer l’interview accordée par le très populiste président Donald Trump à Time Magazine qui a cru utile de publier, en couverture de son numéro du 23 mars dernier, la question suivante : « La vérité est-elle morte ? »
acourban@gmail.com
Beyrouth