En dépit des promesses qu’il réitère à intervalles réguliers à l’intention de ses men-hebbakjis – ses adorateurs – et de ses chabbiha – les voyous au service des intérêts mafieux des membres de sa famille -, Bachar al-Assad confirme jour après jour qu’il ne dispose plus des moyens d’emporter la partie et que la victoire qu’il fait miroiter à ses partisans ne lui tend pas les bras. Au contraire, lentement mais sûrement, les choses se gâtent pour lui. Il aurait été emporté depuis longtemps par la vague de violence qu’il a volontairement initiée sans l’aide de ses amis russes et iraniens, et sans l’afflux en Syrie de milliers de mercenaires chiites aussi sectaires et sanguinaires que les « terroristes » sunnites qui lui servent d’épouvantails face aux Occidentaux.
Pour reculer l’échéance et prévenir la débandade, il veille donc à dissimuler les failles et les faiblesses de son régime. Ce sont elles qui font l’objet de ces chroniques. Elles sont destinées à rendre courage aux Syriens qui perdent patience et à montrer à ceux qui s’interrogent que Bachar al-Assad, contesté dans sa propre famille et dans sa communauté, n’est pas dans une situation meilleure que l’opposition. Il n’y a donc aucun intérêt à le considérer comme un partenaire. Certes, il continuera à manœuvrer, à mentir et à tuer, puisque c’est ce qu’il sait faire. Mais il ne pourra rétablir avec l’ensemble des Syriens les relations qu’il n’aurait jamais perdues s’il avait accepté d’entendre les cris des jeunes, des femmes et des hommes qui sont sortis dans les rues, en mars 2011, pour réclamer le respect, la justice et la liberté auxquels ils avaient droit, mais dont ils avaient été privés par son père et lui-même durant près de 50 ans.
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Mercredi 12 novembre, les services de sécurité syriens ont arrêté l’opposant Louaï Huseïn. Il s’apprêtait à passer au Liban d’où il comptait s’envoler pour une réunion de l’opposition syrienne, organisée à Rome en coordination avec les Russes par le nouvel émissaire international pour la Syrie Staffan De Mistura. Quelques heures plus tard, un juge révélait le motif de son interpellation : le président du Mouvement pour la Construction de l’Etat syrien avait contribué à « affaiblir le sentiment et le moral de la nation » en affirmant dans un communiqué, le 4 novembre précédent, que le régime de Bachar al-Assad « était en train de s’effondrer ».
On comprend que ce constat d’échec ait fortement déplu en haut lieu, Bachar al-Assad ne voulant pas reconnaître que les victoires remportées ici ne compensent pas les revers subis ailleurs, et que, pour de multiples raisons, il éprouve toutes les peines du monde à recruter aujourd’hui, y compris dans les rangs de sa communauté d’origine, des soldats prêts à se battre et à mourir pour lui…
Singulier pays, pourtant dirigé par un médecin, dans lequel la formulation d’un diagnostic négatif, au lieu d’être comprise comme un avertissement, est interprétée par le malade concerné comme une agression et un comportement hostile !
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Depuis le mois d’avril 2013 et les mesures promulguées par le gouvernement de Wa’el al-Halqi pour encourager les jeunes Syriens à accomplir leur service militaire ou à rejoindre les rangs des réservistes, voire à devancer l’appel sous les drapeaux, la situation ne s’est guère améliorée. De toute évidence, les responsables syriens n’ont pas été entendus et le régime reste plus que jamais en quête de chair à canon. Certes, comme le relevait le mois dernier un expert du Centre d’études internationales et stratégiques (CSIS) de Washington, les forces armées syriennes ont compensé la perte de la moitié de leurs effectifs entre 2011 (autour de 325 000 hommes) et aujourd’hui (environ 178 000) par une plus grande efficacité et l’aguerrissement des militaires loyalistes, par une restructuration de l’armée et la création d’unités plus souples et plus mobiles, et par la mise à l’écart de commandants âgés et inefficaces au profit de jeunes officiers aussi dévoués qu’ambitieux.
Mais tout cela ne répond pas à la première et principale préoccupation : si le régime ne veut pas s’enfoncer davantage dans la dépendance qui est déjà la sienne vis-à-vis des forces d’appoint dépêchées en Syrie par ses alliés et parrains iraniens, il doit trouver des soldats dans sa propre population. Or, les mesures nouvelles constamment dévoilées donnent le sentiment que ses appels ne sont pas entendus et que les jeunes Syriens sont de moins en moins nombreux à accepter de faire la guerre à leurs compatriotes pour permettre à Bachar al-Assad, opposé à toute véritable solution politique, de se cramponner à son fauteuil chancelant.
Ils ne manquent pas de raisons de rester sourds à ses appels.
– Nombre de Syriens, y compris dans les rangs de ses partisans, ne croient plus que la « victoire imminente » promise depuis le début du soulèvement est à la portée de leur chef, les succès engrangés dans certaines régions, autour de Hama et dans les environs d’Alep par exemple, restant ponctuels et largement compensés par les revers subis ailleurs, comme dans le gouvernorat de Daraa, sur les pentes du Golan et dans la région du Qalamoun.
– Les décisions honteuses de l’état-major, la fuite des officiers et l’abandon à un sort abominable de centaines de simples soldats, durant la conquête par l’Etat islamique des dernières implantations de l’armée dans le gouvernorat de Raqqa, ont encouragé les futures recrues, en particulier les étudiants et les universitaires, à se soustraire aux convocations par l’entrée préventive dans la clandestinité ou par l’émigration.
– Les jeunes activistes et les opposants de toutes les communautés ayant connu la prison redoutent, en répondant aux appels, d’être envoyés au combat sans préparation ni armes suffisantes, d’être positionnés en première ligne et, s’ils ne sont pas abattus dans le dos, d’y subir l’essentiel des pertes lors des affrontements.
– Au sein de la communauté alaouite, c’est l’accumulation des morts – près de 60 000 entre soldats, sous-officiers et officiers – qui suscite aujourd’hui des interrogations à la fois sur les compétences du commandant en chef des forces armées, sur le bien-fondé de la stratégie d’éradication dont il a fait depuis le début son unique option, et sur la nécessité de rechercher une sortie de crise négociée – assortie d’inévitables concessions… – avec les autres Syriens aspirant à la fin du conflit.
– Les parents s’abstiennent d’exercer sur leurs enfants les pressions que les autorités réclament d’eux. Les uns déplorent d’abord que tous les Syriens ne soient pas logés à la même enseigne et attendent que les responsables envoient leur progéniture aux combats. D’autres se plaignent des conditions dans lesquelles les familles des victimes sont averties du décès de leurs proches et se moquent des compensations promises par le pouvoir pour apaiser leur douleur. D’autres veulent des engagements sur la restitution des dépouilles des soldats et des officiers, que le régime a parfois abandonnées sur le terrain et laissé se décomposer à proximité des lignes de front pour incommoder les combattants ou s’en servir comme de pièges.
– Enfin, l’encouragement des soldats à piller, à détruire, à violer, à massacrer…, de manière à compromettre et à tenir des militaires dont la solde n’a pas été payée parfois depuis une année, provoque le dégoût et la fuite des Syriens, qui, dans toutes les communautés, continuent de penser que les militaires n’ont pas vocation à être les laquais du pouvoir en place, mais doivent redevenir les « protecteurs des maisons ».
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Faute de convaincre les conscrits et les réservistes de rejoindre leurs lieux d’affectation, les autorités syriennes ont eu recours, au cours des mois écoulés à toutes sortes de ruses et de subterfuges. Ils exposent aux regards de tous l’ampleur de la désaffection des Syriens à l’égard d’une institution dont ils refusent l’instrumentalisation. De manière paradoxale… mais compréhensible, les victimes de leurs agissements sont en majorité des partisans du régime et des habitants des zones encore sous son contrôle, puisque, pour prévenir les désertions, celui-ci a renoncé depuis 2012 à rechercher dans les gouvernorats en révolte, les combattants dont il a besoin.
A titre d’illustration et sans prétendre à l’exhaustivité :
– Au mois de mai 2014, Radio Rozana qui diffuse de Paris en direction de la Syrie rapportait qu’au terme d’un concours destiné à recruter 3 000 agents pour le service des Douanes, les lauréats avaient appris que, sans perdre le bénéfice de leur succès, ils allaient d’abord rejoindre les rangs de la Garde Républicaine pour y participer aux combats contre les « terroristes ». Ceux qui avaient renoncé à leur concours avaient été considérés comme des réfractaires.
– Au mois de juin, puis de nouveau à la fin du mois d’août, le régime conditionnait la sortie du pays des Syriens de 18 à 42 ans à un accord préalable de leurs centres de recrutement, à l’exception des jeunes gens ayant acquitté le badal (dispense) ou bénéficiant d’une décision de réforme.
– Le 6 août, Bachar al-Assad modifiait par décret les règles d’exemption au service militaire pour les Syriens vivant à l’étranger, réduisant le montant de la dispense mais exigeant en contrepartie des familles concernées qu’un, deux ou trois de leurs enfants effectuent leur service militaire.
– A la fin de l’été, la Direction de l’Electricité du gouvernorat de Tartous annonçait l’ouverture d’un concours pour le recrutement immédiat de fonctionnaires, mais les jeunes chômeurs accourus en masse pour profiter de l’aubaine ont été accueillis par des officiers de la Police militaire qui les ont emmenés pour vérification de leur situation.
– Au milieu du mois de septembre, le régime demandait aux différents ministères et aux entreprises gouvernementales de lui faire parvenir la liste de leurs employés de moins de 40 ans afin de pouvoir les signaler aux services de recrutement du ministère de la Défense.
– Au début du mois d’octobre, des patrouilles circulaient dans les rues ou stationnaient aux principaux ronds-points de Deïr al-Zor, réclamant les papiers d’identité, inspectant les voitures et fouillant les maisons pour s’emparer de ceux qui n’avaient pas satisfait à leurs obligations militaires.
– Dans la même ville, les autorités faisaient alors savoir aux fonctionnaires que, pour percevoir leur traitement, ils devraient démontrer, en présentant leur carnet militaire, une fiche d’état de services ou un avis de réforme, qu’ils étaient à jour de leurs obligations.
– Au même moment, le site d’information en ligne Al-Arabi al-Jadid révélait que, pour compenser la fuite de Syrie d’un nombre important de jeunes alaouites désireux d’échapper au service militaire, le régime ne procédait pas uniquement au recrutement et à l’envoi au front de jeunes âgés de moins de 20 ans dans la zone côtière, mais également à la libération de prisonniers auteurs de délits, de fraudes, de vols et de trafics de drogue, en échange de leur engagement dans les milices des Forces de Défense nationale.
– Pour mobiliser dans la même région, les responsables n’hésitaient pas à jouer sur la corde et les peurs confessionnelles en colportant la rumeur selon laquelle l’Etat islamique était présent dans les environs de Lattaquié
– A la fin du mois d’octobre, on apprenait que, pour le gouvernorat de Hama, la liste des réservistes recherchés pour n’avoir pas répondu à leur convocation comprenait quelque 70 000 noms… parmi lesquels des fonctionnaires, des médecins et des intellectuels. Quelques semaines plus tôt, la même liste réunissait pour la seule ville de Lattaquié près de 2 500 noms.
– A Hama encore, les Comités populaires et les moukhabarat s’entendaient pour régler la situation de certains vis-à-vis de l’armée contre monnaie sonnante et trébuchante, mais cet arrangement était surtout utilisé contre les jeunes chrétiens, qui, après avoir été humiliés, enchaînés les uns aux autres et rossés comme leurs camarades, pouvaient se voir réclamer jusqu’à 600 000 livres syriennes, soit près de 3 300 dollars.
– Tolérés pour fidéliser ceux qui en tiraient bénéfice, ces agissements rappelant la conscription obligatoire à l’époque ottomane avaient abouti à chasser de Hama, comme de Lattaquié et de bien d’autres centres urbains, une grande partie des jeunes gens que le régime préférait savoir ailleurs, cachés dans la nature ou réfugiés à l’étranger, plutôt que dans les villes sous son contrôle.
– Au début du mois de novembre, des activistes de Lattaquié signalaient que des postes de contrôle volants installés dans la plupart des avenues capturaient les déserteurs et les réfractaires, et que les patrouilles qui entraient dans les cafés ou montaient dans les autobus n’épargnaient pas ceux qui avaient « régularisé » leur situation en profitant de la corruption généralisée des centres de recrutement.
– Pour pallier le manque de soldats, l’idée circulait alors de relever l’âge limite des réservistes de 40 à 45 ans…
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Personne ne peut nier aujourd’hui que Bachar al-Assad aurait depuis quelque temps rejoint les poubelles de l’histoire, auréolé de l’image d’un dirigeant aussi incompétent que cruel, si l’Iran n’avait pas commencé à dépêcher en Syrie, au milieu de l’année 2012, des dizaines de milliers de mercenaires recrutés d’un bout à l’autre du monde chiite.
Toutefois, il faut le souligner : Libanais, Irakiens, Iraniens, Afghans, Pakistanais et autres n’ont gagné le Bilad al-Cham ni pour les beaux yeux de Bachar al-Assad, ni pour « sauver son régime ». Ils l’ont fait, les uns parce que les rémunérations promises dépassaient ce qu’ils pouvaient espérer gagner chez eux, les autres parce que les sergents recruteurs leur avaient fait croire que les lieux saints liés en Syrie à la famille ou aux compagnons du Prophète étaient attaqués et menacés.
Le mensonge était énorme, et, s’ils n’avaient pas été aveuglés par la haine introduite dans leurs esprits par la propagande des mollahs, ils auraient constaté dès leur arrivée que le mausolée de Sayyida Zaynab, par exemple, n’avait subi ni atteinte, ni profanation, et que, si celui de Sayyida Soukayna avait été endommagé à Daraya, c’est par ceux qui cherchaient à reprendre cette ville « libérée » en la bombardant, donc par les forces régulière syriennes. D’ailleurs, comment les factions qui se battaient pour conquérir la Ghouta auraient-elles délibérément visé ces sanctuaires, alors que les sunnites de Syrie éprouvent pour les Ahl al-Bayt, les descendants du Prophète de l’Islam, un profond respect, et que ceux qui en ont les moyens consacrent des sommes considérables à l’élaboration d’un arbre généalogique faisant remonter jusqu’à Mohammed l’origine de leur famille, via l’un de ses petits-fils Hasan ou Huseïn.
Quoi qu’il en soit, les combattants des dizaines de milices chiites aujourd’hui créées ou engagées en Syrie ne se battent pas d’abord pour Bachar al-Assad. Comme le Hizbollah libanais et le futur Hizbollah syrien, ils servent avant tout, sous la supervision de Téhéran devenu un « pouvoir occupant », à la mise en oeuvre d’un agenda iranien, qui exige pour le moment que Bachar al-Assad soit maintenu au pouvoir.
Très inconfortable pour celui qui en bénéficie, puisqu’elle le place dans une dépendance ni honorable, ni rassurante, cette situation explique les efforts que Bachar al-Assad déploie pour convaincre ou contraindre ses compatriotes à rejoindre les rangs de son armée avant qu’il ne soit trop tard.
Précédemment mis en ligne :
– Syrie. Chroniques du délitement du régime
– 1 / La famille Al Assad entame son auto-nettoyage
– 2 / Règlement de comptes à Qardaha, antre de la famille Al Assad
– 3 / L’armée syrienne, colosse aux pieds d’argile
– 4 / Dans la famille Al Assad, après la fille, la mère…
– 5 / Damas réplique à une agression israélienne… en bombardant un car en Syrie
– 6 / Bachar Al Assad en appelle au jihad
– 7 / Une religieuse pour convaincre Israël de ne pas lâcher le régime en Syrie
– 8 / Des Alaouites appellent leur communauté à rejoindre la Révolution
– 9 / Le régime syrien en quête de chair à canon, en Syrie et à l’extérieur
– 10 / Hafez Makhlouf victime d’une querelle de chefs avec Maher al-Assad