Opposants, activistes ou révolutionnaires, un grand nombre de Syriens espéraient que la guerre engagée le 22 septembre par les Américains et leurs alliés contre l’Etat islamique dans leur pays mettrait également en difficulté Bachar al-Assad, responsable de plus de morts et de destructions que l’organisation radicale. Malheureusement, mise sur pied pour répondre à la hantise d’attentats terroristes de la part d’Etats étrangers et non pour interrompre l’effusion de sang dont les Syriens continuent d’être victimes de la part de « leur » président, la coalition internationale lui a au contraire offert, par ses incohérences, de nouvelles opportunités de manœuvre.
Ses discours et les agissements de ses appareils militaires et sécuritaires, depuis le début des raids aériens, en disent beaucoup sur les modes de fonctionnement de son régime. Ils démontrent, contre la propagande de certains de nos hommes politiques, chercheurs et journalistes, qu’il serait tout à fait inconsidéré de l’associer à une action sérieuse contre le phénomène du « terrorisme islamique ». Ils confirment en effet le décalage depuis toujours constaté entre les principes réputés intangibles du régime baathiste, devenu « régime assadien » par le transfert autoritaire du pouvoir de Hafez al-Assad à son héritier, et la réalité de ses pratiques quotidiennes.
Bachar al-Assad a malheureusement été encouragé à recourir à tous les moyens à sa disposition par les contradictions et les ambiguïtés de ceux qui affirment depuis trois ans soutenir les légitimes revendications de la population syrienne, mais qui s’abstiennent de sanctionner les massacres dont il est responsable autrement que de manière épisodique et symbolique. Ils ambitionnent de détruire l’organisation du calife Ibrahim, mais ils le font par des armes et des moyens tout à fait inadaptés. Ils prétendent ne pas vouloir faciliter la survie du pouvoir en place, mais ils n’ont pas pris le temps d’apporter aux forces de l’opposition syrienne nationaliste ou modérée – celles dont l’agenda est syrien et l’objectif de remplacer un régime criminel et mafieux par un véritable Etat – les moyens sans lesquels elles ne pourront apporter leur contribution à cette bataille. Non seulement celle-ci les concerne au premier chef, mais, au début de l’année en cours, elles avaient montré de quoi elles étaient capables en boutant l’Etat islamique hors des gouvernorats de Lattaquié, Idlib et Alep, avant d’être stoppées dans leur poursuite sur la route de Raqqa… par des bombardements de l’armée de l’air syrienne.
Dans le contexte actuel, les objectifs de Bachar al-Assad se résument ainsi :
1. Fermer les yeux sans renoncer à sa posture de résistant
Lorsque les raids aériens ont commencé en Syrie, Bachar al-Assad a prétendu avoir donné son accord à ce qui se déroulait chez lui. Cette affirmation était évidemment dépourvue de tout fondement, personne ne lui ayant demandé son avis. Mais, puisqu’il avait préalablement annoncé qu’il ferait abattre tout appareil de guerre étranger survolant son territoire, il se devait de présenter les choses de manière telle qu’elle justifie son renoncement à utiliser sa défense antiaérienne. Il en allait en effet de l’image de champion de la mouqâwama (résistance), dont il s’est affublé à l’instar de son père depuis son accession à la tête de l’Etat. Du moment qu’il avait été « informé » et avait « donné son aval » à ces opérations, l’honneur était sauf. Un telle affirmation n’a pas abusé grand monde, les Syriens n’ayant pas attendu le début de la crise pour constater que le mensonge faisait partie du kit de survie du président héritier. Mais personne ne pouvant se risquer en Syrie à le contredire, sa supercherie ne risquait pas d’être démasquée…
2. Bombarder lui aussi pour faire croire qu’il est un partenaire
Après avoir observé la manière dont les appareils et les drones des forces coalisées procédaient, Bachar al-Assad a envoyé ses propres appareils se mêler à la danse. Il ne leur a évidemment pas donné pour mission de bombarder eux aussi les positions, les colonnes ou les rassemblements de l’Etat islamique, qui n’a jamais été son véritable ennemi. Il a laissé ce travail aux forces de la coalition qui prétendaient s’en charger. Il a ordonné en revanche à ses pilotes de poursuivre leurs agressions, à coups de barils de TNT, de gaz au chlore, de bombes à fragmentation, de bombes aérosols ou de bombes à sous-munitions, sur leurs cibles habituelles : les villes et les villages des régions « libérées ». Leur population, la chose est connue, n’est faite que de « terroristes ». Les forces coalisées n’ayant pas réagi, ne l’ayant même pas mis en garde et n’ayant surtout pas cherché à prévenir ses interventions, aussi meurtrières soient-elles, il a poursuivi son manège. En vertu du dicton « qui ne dit rien consent », il a affecté de considérer qu’il disposait d’une autorisation tacite de ceux qui intervenaient dans son espace aérien. Et, puisqu’il était laissé libre de faire voler ses avions dans des secteurs limitrophes de ceux dans lesquels les coalisés opéraient, il a voulu croire – c’est du moins ce qu’il a prétendu – que ceux-ci le considéraient comme « un partenaire ».
3. Poursuivre ses opérations meurtrières contre « ses » terroristes
Avant même que les raids aériens, les tirs de missiles et les bombardements des drones armés de la coalition aient débuté, dans la région de Raqqa et les environs d’Idlib, contre les groupes djihadistes qualifiés de « terroristes » par les Américains, Bachar al-Assad avait commencé à s’en prendre, directement ou indirectement, lors d’opérations militaires ou en organisation des attentats, aux groupes les plus vigoureusement engagés contre ses propres forces… et contre ses « alliés objectifs » de l’Etat islamique. Il se devait de les affaiblir, dans le meilleur des cas en assassinant leurs chefs, pour empêcher les Américains et leurs alliés de s’appuyer sur eux, lorsque, les limites de leurs opérations aériennes étant devenues patentes, il leur faudrait soutenir des groupes sélectionnés pour des opérations terrestres. Après la totalité de la direction du Mouvement Ahrar al-Cham, asphyxiée dans son QG souterrain au début du mois de septembre, et après un bombardement ayant visé Jamal Maarouf, chef du Front des Révolutionnaires de Syrie, au cours du même mois, il est parvenu à supprimer une dizaine de dirigeants du Mouvement Hazm dans un attentat à la voiture piégée, le 17 octobre. Tout suggère que cette vague d’attaques et d’attentats ciblés, qui frappent à la tête des unités nationaliste ou islamistes… au moment même où les Américains s’en prennent aux djihadistes, ne devrait pas retomber de sitôt. Surtout si le silence et l’absence de réaction des coalisés continuent de donner à ces liquidations l’aspect d’une répartition implicite des rôles.
4. Faire la promotion de son utilité dans la lutte contre le terrorisme
Reprenant à son compte la stratégie de son père, qui hébergeait et soutenait chez lui des groupes terroristes contre ses ennemis… avant de leur proposer d’assurer lui-même leur protection à ses conditions, Bachar al-Assad a très vite réduit les relations internationales et la diplomatie à un système de marchandage, pour ne pas dire de chantage. Le produit le plus recherché sur le marché étant les « terroristes islamistes », depuis les attentats du 11 septembre 2001, il a organisé des campagnes de publicité sur le thème : « Notre expertise est sans équivalent ». Mettant en avant la lutte menée au début des années 1980 contre les Frères Musulmans, qui n’avaient de terroristes dans leur immense majorité que l’étiquette qu’il leur accolait pour s’en débarrasser et abuser le chaland, et vantant sa capacité à faire avouer les innocents dans des geôles dont les révélations de Caesar ont confirmé qu’elles s’apparentaient à de sordides mouroirs, il entend bien profiter du traumatisme provoqué en Occident par le spectacle de la décapitation de journalistes et d’humanitaires. Il lui offre l’opportunité de nouvelles offres de service. Puisque les Occidentaux sont davantage scandalisés par l’exécution de quatre des leurs que par les massacres commis au quotidien depuis trois ans contre la population syrienne, tant mieux pour lui et tant pis pour eux. Ils n’en seront que plus disposés à prêter l’oreille à la collaboration qu’il leur propose en utilisant le relais d’hommes acquis à sa cause, qu’il n’a parfois même pas besoin d’encourager à répéter en boucle qu’il faut « aider nos adversaires pour combattre nos ennemis ».
5. Ne rien faire qui faciliterait la fin de l’Etat islamique
Il échappe malheureusement à ces tristes avocats, séduits qu’ils sont par l’apparence de modernité du Dr Bachar, ou incapables de distinguer entre islam sunnite et terrorisme, que notre adversaire est aussi à l’origine de nos ennemis. Mister al-Assad n’a pas recruté et formé naguère par centaine des candidats au djihad en Irak, et il n’a pas amnistié et relâché de la prison militaire de Sadnaya plus d’un millier de djihadistes, au cours de l’année 2011, pour s’en débarrasser aujourd’hui. Ils n’ont pas fini de lui être utiles. La preuve en est – tout le monde le sait – qu’il n’a rien fait, bien au contraire, pour entraver l’avancée de l’Etat islamique en Syrie. Si le calife Ibrahim disparaissait avec ses hommes, où résiderait sa valeur ajoutée et à quoi servirait-il de le laisser en place ? Il ne fera donc rien, quoi qu’il en dise, pour coopérer sincèrement et jusqu’au bout à la lutte contre un phénomène qu’il a lui-même importé dans son pays quand il n’a plus eu le choix, de manière à nous placer devant la fausse alternative dont il menaçait sa population et nous-mêmes depuis mars 2011 : « Moi ou le chaos ». Il leur échappe aussi que ses offres de service concernant les djihadistes étrangers sont truquées, puisqu’il ne peut pas livrer aux Occidentaux et à leurs alliés les renseignements qui faciliteraient leur identification et leur arrestation. Non pas parce qu’ils ont fermé chez lui leurs ambassades. Mais, soit parce qu’il ignore ce qui se déroule dans des zones dont ses militaires et ses agents ont été chassés, soit parce qu’il confirmerait ainsi – ce que beaucoup subodorent – qu’il n’est pas totalement étranger à l’arrivée, à l’implantation et donc aux crimes abominables de l’Etat islamique.
6. Préparer déjà une alternative à cette organisation terroriste
L’habileté tactique du régime syrien, qui viole quotidiennement les engagements pris par la Syrie dans le domaine des Droits de l’Homme et dont l’assassinat sous la torture de plusieurs milliers de prisonniers choque moins durablement les « démocrates » occidentaux que la lapidation d’une femme adultère par l’Etat islamique, est d’avoir toujours à l’avance un autre fer au feu. L’apparition soudaine en Syrie de l’Etat islamique d’Irak, au printemps 2013, répondait sans doute aux ambitions d’Abou Bakr al-Baghdadi. Mais elle correspondait également à l’agenda de Bachar al-Assad, qui souhaitait disposer dans son pays d’un épouvantail plus efficace que le Front de Soutien qui avait fait son temps. Quelques mois plus tôt, les Syriens s’étaient solidarisés avec l’organisation d’Abou Mohammed al-Jolani, dont ils avaient eux-mêmes critiqué et combattu à plusieurs reprises les agissements sectaires. Ils entendaient moins lui apporter leur appui que dénoncer son inscription par les Américains sur une liste sélective des organisations terroristes qui ignorait délibérément les crimes de Bachar al-Assad, les massacres de ses chabbihas, les abominations de ses moukhabarat, les exactions du prétendu « Parti de Dieu » et les atrocités de mercenaires en provenance de tout l’Orient chiite. Il n’y a pas lieu de douter que, au cas où il ne parviendrait pas par ses manœuvres de diversion à contribuer à la survie de l’Etat islamique… déjà largement facilitée par l’ineptie de la stratégie en cours du « tout aérien », il a déjà envisagé son remplacement. Il a repéré, parmi les pensionnaires actuels ou passés de ses geôles, les islamistes radicaux disposés à aller encore plus loin dans l’imposition de règles religieuses d’un autre âge que le conglomérat de djihadistes, d’ex-officiers baathistes et d’anciens agents des services de renseignements irakiens qui constitue, pour le plus grand malheur de la population syrienne, l’actuelle direction de Da’ech.