La crise syrienne a révélé, entre autres, quelque chose qu’on soupçonnait mais qu’on n’avait pas palpé de manière concrète ; à savoir une possible métamorphose de l’homme lui-même. Il fut un temps où le discernement entre le bien et le mal était un critère fondamental de l’action au nom de principes et de valeurs proclamés universels. Que des hommes soient égorgés sous nos yeux, qu’ils soient massivement exterminés par des moyens que la morale réprouve ne semble plus entraîner d’autre réaction qu’une simple émotion des entrailles, suivie de quelques déclarations. Le passage à l’action lui-même se satisfait d’être annoncé comme simple intention. On pourrait dire, de manière caricaturale : « J’ai dit, donc j’ai fait », ce qui nous fait penser à la valse-hésitation de Barack Obama lors de l’affaire des assassinats au gaz toxique en Syrie. Le citoyen ordinaire, plongé dans l’univers des cyber-réseaux qu’il ne contrôle pas mais dont les flux le traversent de toutes parts, pourrait se dire : « J’ai été informé de la situation, donc je la maîtrise. »
Une telle distanciation par rapport au réel, si elle se vérifie, serait une rupture majeure avec toute notre civilisation, depuis le néolithique, que nous appelons « histoire » et qui avait débuté lorsque l’innovation sociale engendra les sociétés à pouvoir politique coercitif. Serions-nous entrés dans une sorte de métahistoire, d’ultrahistoire, de post ou d’ultramodernité, où la finitude de l’individu serait devenue lettre morte parce que la réalité concrète du monde et des êtres se trouve dorénavant dissociée de l’image que l’homme en a ? Dans l’ultrahistoire, les personnes ne sont pas vues comme des sujets mais comme des nœuds d’un vaste réseau. Quel rôle joue dans cette mutation la révolution informatique et médiatique ? Quels seraient les effets pervers d’une telle évolution ?
L’image de l’être humain, comme machine biologique, a déjà atteint le niveau prélogique, ce qui confère à l’homme le statut d’une « chose », avertit Tzevan Todorov. Tout homme ne serait qu’une structure accidentellement agencée par la nature. Sa pensée peut donc uniquement « réagir » aux forces extérieures, mais sans jamais « agir » sur le réel. Les individus ne sont donc plus en mesure d’avoir les égards nécessaires les uns envers les autres et, par conséquent, de se solidariser ensemble. Cela se vérifie quand les personnes n’ont, entre elles, aucun lien commun en dehors de l’appartenance primaire à la même nature animale ou, secondaire, à un réseau cybernétique. Globalisé et réduit à sa seule ingénierie biologique, l’homme réticulaire pourrait se dire : l’être n’est plus en moi mais partout en dehors de moi. « Moi » ne peut plus dire « Je-Tu-Il-Nous » car « Moi » ne circonscrit plus rien. Il est devenu une coquille vide de toute réalité concrète, il est lui-même un nœud de flux.
Cette ultramodernité contemporaine se présente comme facilement critiquable, c’est-à-dire qu’elle accepte la contradiction à peu de frais du moment que ni la critique (diluée par le débordement médiatique d’« informations ») ni l’opposition violente et armée (qui au contraire lui serait profitable) ne sont plus en mesure de la transformer. La distorsion de la vision du monde commence quand les apparences des choses sont vidées de tout contenu réel, hormis la possibilité d’être intellectuellement connues. Ainsi gonflé, l’imaginaire de cette culture nous présente les personnes comme des scanners cérébraux. Ces terminaux d’ordinateurs biologiques sont impuissants à agir sur un monde réduit à un flux médiatique. Ils ont pour unique fonction de le connaître en interprétant les images reçues.
Jamais le mythe de la caverne du vieux Platon n’avait autant triomphé. Une telle virtualisation du réel atteint l’esprit lui-même. Ne contenant rien d’autre que des phénomènes réduits à leur aptitude à être connus, les psychismes individuels semblent, eux aussi, s’épuiser dans leurs propriétés connaissables. Ainsi fragilisé, dépouillé de toute finitude, l’individu humain peut se laisser dissoudre, et devenir miscible, soit par incorporation organique au sein d’une masse ayant une identité collective hallucinatoire, soit par intégration grégaire à de fantomatiques réseaux segmentés et multicentrés.
La crise syrienne aurait donc révélé cette nouvelle dialectique qui existerait au-delà du bien et du mal, à l’image de l’autre côté du miroir d’Alice au pays des merveilles. Par-delà le miroir, existerait un monde étrange où l’homme ne peut plus émerger en tant qu’individu, où toute réalité est purement situationnelle, où toute existence n’est qu’un reflet d’images, où toute solidarité se résume à une poussée émotive, bref un jeu d’ombres sur l’écran d’un organe vide appelé cerveau.
De l’autre côté du discernement entre bien et mal, deux modèles de société se profilent, toutes les deux négatrices de la finitude de l’individu. D’un côté, une société où la coercition est une guerre de velours ou une tyrannie douce, pour reprendre Alexis de Tocqueville. C’est ce qui se révèle dans l’évolution actuelle de l’Occident. De l’autre, une société où se déchaîne impunément la volonté de puissance dans sa forme la plus brutale et la plus cruelle. C’est ce qu’on perçoit chez un Poutine, un Bachar, un Khamenei et leurs amis.
Dans les deux cas, il n’y a point de place à une vision centrée sur la personne humaine et nul projet politique n’est plus en mesure d’émerger. Faudra-t-il s’accommoder d’un monde où la vie n’est plus qu’un rêve ?
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[L’Orient Le Jour->http://www.lorientlejour.com/article/861673/echos-de-lagora-par-dela-le-bien-et-le-mal-.html
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