Les prudents avaient peur que le Tribunal spécial pour le Liban, dont les audiences sont retransmises en direct, ne devienne un reality-show. Les sceptiques parlent de parodie judiciaire. Les malintentionnés dénient au TSL toute capacité à être une cour pénale. Ceux qui ont quelque chose à se reprocher s’en moquent dans une attitude de défi arrogant. L’avenir nous dira quelle sera l’issue de ce procès pas comme les autres et ce que deviendra ce tribunal d’un genre particulier. Aujourd’hui, l’image qu’en retransmettent les médias est fascinante et mérite d’être scrutée. C’est la première fois de son histoire que le public libanais vit en direct les minutes d’un procès pénal aux dimensions qui lui échappent tant les images sont chargées par le non-dit qui s’étale sur les écrans.
On aurait pu craindre un voyeurisme racoleur de la caméra. Il n’en est rien. Quelques plans bien ciblés, toujours les mêmes, montrent la salle d’audience mais jamais le public. On ne voit que les protagonistes du drame.
Au centre de la salle, le héros de la fatalité du destin, sous la forme de la maquette de Beyrouth montrant, à l’échelle mais avec un réalisme extraordinaire, le quartier de la ville où le crime du 14/02/2005 s’est déroulé. Le héros tragique, Beyrouth, est mis en situation à La Haye comme sur une scène de théâtre.
Au chevet de ce malade traumatisé, la communauté internationale représentée par le président avec ses assesseurs, ses greffiers et ses aides. À gauche, un groupe de citoyens-victimes en compagnie des magistrats de l’accusation. On a vu des figures inconnues aux côtés de Saad Hariri, fils de la victime du drame de 2005 ; un échantillon de personnes diverses dont le destin a voulu qu’elles fussent sur les lieux du drame.
À droite, les avocats des accusés jugés par contumace pour les raisons que nous connaissons. Mais ce groupe de suspects est curieusement homogène, contrairement au précédent. Il est composé d’individus appartenant tous à une même organisation, à une même communauté.
D’un côté, la diversité de la « ville » ; en face, l’uniformité du « territoire identitaire ». Métaphore oblige, on avait l’impression de vivre une des facettes de cet enjeu de la modernité qu’on appelle la « bataille du territoire contre la ville ». Derrière l’identité personnelle des victimes décédées ou survivantes, la ville de Beyrouth apparaissait, elle aussi, comme la victime meurtrie et muette du même crime terroriste. Le mobile politique apparent de ce dernier en fait un authentique crime d’urbicide, objectif essentiel des conflits identitaires. Tuer la ville, morceler le cadre du vivre-ensemble et de l’unité du multiple sont des objectifs prioritaires à atteindre quand on veut imposer l’hégémonie des territoires identitaires comme fondement de l’unité politique.
Au pied du lit de Beyrouth, ou dans la salle, la caméra d’une remarquable discrétion. Elle ne montre pas le public dans un étalage médiatique car elle demeure l’œil du téléspectateur qui participait, concrètement mais à distance, aux minutes du drame interprété sur la scène de la justice. Aucune tension n’était perçue. Tous les gestes étaient empreints de sobriété, de sérénité, de civilité et d’urbanité. Les discours des protagonistes semblaient ignorer la caméra. On n’a observé aucun effet de manche spectaculaire ou flamboyant. Un président affable, souriant mais d’une grande fermeté. Un procureur qui n’était pas un inquisiteur prêt à lâcher la foudre, mais qui se voulait le porte-voix de la victime au travers d’un exposé hautement professionnel, calme, pondéré, rationnel et sans émotion superflue. L’univers des faits et de leur enchaînement séquentiel s’est dévoilé à nous par le biais d’un langage technique et accessible, à la fois. Les avocats des victimes, ou de la partie civile, s’exprimèrent par contre avec plus de spontanéité, plus d’émotivité humaine, et c’est tant mieux car cela constitue un baume consolateur à ceux qui ont souffert et qui continuent à souffrir. La défense des accusés fit consciencieusement son devoir avec un grand professionnalisme, dans un langage aussi technique que celui du procureur.
Ceux qui croyaient que la justice pénale est une autre variante du lynchage ont été déçus. Le juste châtiment du coupable est certes l’objectif recherché mais il y a autre chose dans ce TSL, quelque chose qui dépasse et transcende la dialectique du couple crime-châtiment. Tout indique que nous sommes face à un autre modèle de justice pénale, qui a autant le souci du châtiment que celui de la réparation. Le téléspectateur est frappé par l’extraordinaire proximité de ce tribunal où s’affirme moins la majesté imposante et terrifiante d’une justice céleste qu’une certaine et toute modeste grandeur humaine ; où s’exprime moins de sérénité divine que de mélancolie pensive, voire douloureuse, celle du deuil. Et parce qu’il en est ainsi, ce TSL pourrait aider le Liban, et les Libanais, à accepter de sortir du cycle infernal de la vengeance perpétuellement inassouvie. C’est grâce au procès Hariri que les Libanais pourraient enfin inaugurer un long travail de mémoire qui les mènerait vers une issue de réconciliation autour du corps de Beyrouth que le processus judiciaire en cours à La Haye cherche à guérir du terrible traumatisme de 2005.
Si le crime est indiscutablement politique, l’issue du drame actualisé par le TSL l’est tout aussi bien. Aller au-delà de la violence, refonder l’unité du multiple, purger la mémoire collective de ses scories, procéder à une réconciliation douloureuse mais bienfaitrice. C’est la vague intuition de l’invincibilité de la justice qui se profile à travers les images des médias. Est-il possible d’assumer une telle justice réparatrice ? Oui, à condition de ne pas laisser la ville de Beyrouth sous forme de maquette au milieu de la salle d’audience du TSL, et de la ramener enfin guérie de l’hôpital judiciaire de La Haye.
[L’Orient Le Jour->http://www.lorientlejour.com/article/851646/echos-de-lagora-une-justice-pour-conjurer-le-destin.html
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