Que serait notre monde sans la possibilité d’une justice humaine ? Tout au plus une jungle livrée à la barbarie du plus fort, à la volonté arbitraire des despotes, à l’incommensurable perversion des puissants et à l’inhumaine cruauté des tyrans. St Augustin écrit : « Sans la justice […] les royaumes sont-ils autre chose que de grandes troupes de brigands ? Et qu’est-ce qu’une troupe de brigands, sinon un petit royaume ? » (La Cité de Dieu, Livre IV ; Chapitre IX). On peut imaginer une troupe de malfaiteurs en tous genres qui grossit d’un nombre toujours plus important de voyous au point d’étendre son hégémonie sur une société et un pays. Augustin poursuit : « Alors, elle s’arroge ouvertement le titre de royaume, titre qui lui assure non pas le renoncement et la cupidité, mais la conquête de l’impunité ». Tant l’Etat qu’une association de malfaiteurs, font usage de violence impitoyable ; mais là s’arrête la comparaison. La violence de la justice est au service du droit de tout un chacun alors que la violence d’une troupe de brigands ne sert que les intérêts factieux du groupe.
Aujourd’hui 16 janvier 2014, s’ouvre à La Haye un nouveau chapitre de l’histoire libanaise, celui de la défaite de cette même impunité qui a ravagé notre pays depuis de longues décennies, qui a emporté la fine fleur de ses élites, qui a opprimé tant et tant de victimes, qui poursuit on œuvre de mort et de domination tyrannique du pays en paralysant d’abord les instruments de la justice avant d’hypothéquer la volonté politique. Le prérequis du chaos est la permanence de l’impunité, par laquelle on veut obliger le Liban à renoncer à toute volonté autonome et se soumettre aveuglément au pouvoir arbitraire de ce qui n’est pas exclusivement un parti politique mais d’abord une secte dotée d’une idéologie d’extrême violence au nom d’une espérance eschatologique. Cette dernière est supposée mettre fin à la guerre perpétuelle qu’implique une vision manichéenne de lutte permanente entre le Bien et le Mal, la Lumière et les Ténèbres.
Au-delà de toutes les formes et des procédures institutionnelles, il existe un principe fondamental intangible, celui du concept de justice qui renvoie à une réalité multiforme : l’instinct naturel de vengeance ; la réparation que réclame toute victime ; la consolation légitime de l’opprimé ; la violence dont on use à l’égard de l’oppresseur. La Justice n’est pas la charité mais sans justice il n’y a point de charité. Justice d’abord, justice avant tout.
Il a suffi que les audiences du TSL commencent enfin pour qu’un sourire éclaire les visages des victimes et des ayant-droits. Certes, les morts ne reviendront pas, les membres mutilés ne repousseront pas, les blessures psychologiques ne cicatriseront pas de sitôt. Les larmes continueront à couler mais, depuis aujourd’hui, ce ne serons plus des larmes de souffrance et de sentiment d’abandon mais des larmes de deuil. Ces dernières ne brûlent pas. Au contraire, leur surabondance apaise car elles rafraîchissent les brûlures cuisantes de la souffrance. C’est par le biais de ce deuil particulier, déclenché par la justice, que s’opère un travail récupérateur du destin. Rien ne change et, pourtant, tout devient différent. Dans l’enceinte du tribunal, dans le dramatique face à face de la victime et de son oppresseur, s’opère une mystérieuse et bienfaisante catharsis. Les rancœurs et les frustrations s’épanchent, l’instinct de vengeance trouve enfin un exutoire. La mémoire individuelle et collective se purifie de tout ce qui parasite et perturbe la sérénité du simple souvenir. C’est alors que s’ouvre la possibilité d’une réconciliation. C’est alors qu’on voit poindre, au bout du tunnel de la violence extrême, la paisible aurore de la paix du vivre-ensemble en vue de la de la recherche du bien commun.
A La Haye, la victime c’est l’ensemble du peuple libanais puisque les crimes jugés sont des assassinats politiques et des crimes terroristes contre l’Etat libanais. C’est pourquoi, il serait vain de penser qu’un compromis politique, plus ou moins sordide, puisse se substituer au travail invisible de ce cadeau du ciel aux hommes qu’on appelle « Justice ». Que nul ne se nourrisse d’illusions. Les libanais doivent faire face à leurs propres démons. Le procès de La Haye pourrait-il constituer le déclic salutaire qui déclencherait le processus de purification de la mémoire collective que les libanais se refusent à réaliser depuis deux siècles? Les assassinats politiques et l’interminable guerre identitaire des groupes libanais, furent inaugurés au début du XIX° siècle. Depuis, ce conflit ne connaît pas de fin.
Nous savons que le Hezbollah ne reconnaît pas le principe d’une justice internationale. Nous ignorons si un tel refus est motivé par la conviction que les membres de ce groupe ont d’appartenir à une catégorie privilégiée, une sorte de caste d’élus, vision qu’autorise le dualisme des vieilles religions iraniennes qui imprègne leur pensée. Mais il n’existe qu’une seule humanité et non deux ou plusieurs. Justice sera donc rendue, quel que soit le prix à payer.
Un Liban, enfin apaisé de ses cauchemars identitaires, voit le jour à La Haye. L’enfant sera-t-il étouffé au berceau par le biais de compromis politiques qui maintiendraient la règle de l’impunité de l’assassin comme fondement de la vie publique ? Ceci s’applique aussi aux criminels en tous genres de Syrie qui, jusqu’à présent, ont bénéficié d’une impunité que les sordides compromis de la politique internationale permettent.
acourban@gmail.com
* Beyrouth