On ne prend guère de risque en affirmant que la « sanction » prise par le régime syrien à l’encontre de Qadri Jamil, chassé du gouvernement du Dr Wa’el al-Halqi, le 29 octobre 2013, pour avoir pris l’initiative de se rendre à Genève sans autorisation et d’y avoir rencontré l’ambassadeur américain pour la Syrie Robert Ford sans permission, n’est qu’une ruse et un stratagème. Ils sont destinés à donner à l’intéressé le statut de véritable opposant qui pourrait justifier sa présence aux éventuelles négociations de paix de Genève 2, et l’autoriser à siéger là où le pouvoir syrien le veut : de l’autre côté de la table, parmi les opposants, dont il contribuera ainsi davantage à diviser les rangs.
On sait que la majorité des opposants et des révolutionnaires syriens rejettent ces négociations dans l’état actuel des choses et en l’absence de sérieuses garanties sur le changement de régime et le démantèlement du système sécuritaire en place. On sait aussi qu’une minorité dépourvue de légitimité populaire et de représentation espère qu’elles auront lieu, même en l’absence d’assurances sur le départ de Bachar al-Assad, pour pouvoir continuer d’exister. On sait enfin que Russes et Américains s’y raccrochent, ignorant les souffrances et les aspirations à la liberté et au changement de la population syrienne, mais trop heureux d’avoir trouvé un terrain d’entente dans la destruction de l’arsenal chimique détenu et utilisé à de multiples reprises par le régime.
Le limogeage du vice-premier ministre pour les affaires économiques s’apparente donc à une opération de blanchiment. Elle a été concoctée et planifiée conjointement par les Syriens et les Russes, pour ne pas dire par les Russes et les Syriens.
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En visite à Moscou, Qadri Jamil avait publiquement annoncé, le 17 octobre 2013, que la conférence dite « Genève 2 » pourrait se tenir les 23 et 24 novembre suivants. Cette déclaration avait surpris. Bachar al-Assad ne manque pas autour de lui de spécialistes de politique étrangère, du vice-président Farouq al-Chareh à sa conseillère politique Bouthayna Chaaban, en passant par le ministre des Affaires étrangères Walid al-Moallem et son vice-ministre Faysal Miqdad, pour ne rien dire des créatures habilitées par leurs charmes à lui prodiguer des conseils dans tous les domaines…
Il pouvait paraître étrange de confier à un spécialiste des questions économiques, par ailleurs représentant de « l’opposition » au sein du gouvernement d’union nationale, le soin de tester les intentions des uns et des autres. Mais abandonner une telle mission à une pièce rapportée et lui faire procéder à cette annonce depuis l’étranger présentait le double avantage de permettre au régime de dénoncer plus aisément ses propos, si cela s’avérait nécessaire, et de faire passer sa déclaration pour une initiative individuelle n’engageant en rien les autorités de son pays. Jouant leur jeu dans la partition écrite à quatre mains, les Russes s’étaient chargés de le remettre à sa place en faisant remarquer, par la voix du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, que « la détermination de la date de cette conférence n’était pas du ressort des responsables syriens mais du secrétaire général des Nations unies ». Ce n’était pas la première avanie à laquelle le vice-premier ministre Qadri Jamil s’exposait de la part et pour le compte de ses patrons.
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Est-il besoin de rappeler que, de toute sa carrière politique entamée en 1966, l’opposition de Qadri Jamil (né en 1952) ne l’a jamais conduit, à l’inverse de tant de ses camarades du Parti communiste syrien (PCS), à passer par la case prison ?
En restant dans le sillage de son beau-père, Khaled Bagdache, inamovible secrétaire général du PCS de 1936 à sa mort… en 1995, il a échappé aux coups qui ont si durement affecté la branche dite « Bureau politique » de son parti, celle que Riyad Turk avait entraînée en 1978 hors du Front national progressiste (FNP) pour en faire, avec le Parti de l’Union socialiste arabe démocratique du Dr Jamal al-Atassi, le noyau d’un Rassemblement national démocratique (RND). En l’an 2000, il a été exclu de son parti pour « trotskisme, enrichissement et utilisation de l’argent à des fins politiques ». En réalité, il avait eu l’inélégance de s’élever contre « l’élection » qui avait fait de sa belle-mère, Wisal Farha, la nouvelle secrétaire générale du parti en remplacement de son mari… Il a tenté, en 2002, avec une vingtaine de camarades exclus pour les mêmes raisons, d’œuvrer au rassemblement des multiples factions communistes, créées au gré des expulsions et des scissions. Malheureusement, comme souvent dans une telle situation, son Comité national d’Union des Communistes n’a pas tardé, faute de convaincre ses amis de resserrer les rangs, par se fossiliser en un énième avatar de leur commun parti d’origine.
C’est le soulèvement populaire de mars 2011 qui est à l’origine de sa nouvelle fortune politique. Contraint par le mécontentement populaire à donner le change, le régime avait annoncé, le 15 octobre 2011, la mise en chantier d’une nouvelle Constitution. Bien que spécialiste de planification du développement et non de droit constitutionnel, Qadri Jamil a été désigné parmi les membres majoritairement baathistes de la commission chargée de sa rédaction. Il faut dire que, à cette époque, il n’hésitait pas à affirmer devant des visiteurs étrangers que Bachar al-Assad bénéficiait du soutien de 90 % de la population de son pays, et qu’il était surtout attendu des 30 experts du comité de rédaction qu’ils se montrent ouverts aux suggestions et aux remarques des moukhabarat qui exerçaient sur chacun d’entre eux leur surveillance ou leur patronage…
A la veille du référendum destiné à entériner ce texte, le 25 février 2012, Qadri Jamil s’est soudain aperçu que l’article 3 du projet posait problème. Il a appelé à un sit-in devant l’Assemblée du Peuple pour réclamer « une parfaite égalité entre tous les citoyens, sans discrimination de confession, de religion, d’ethnie ou de sexe ». Mais il a évité de préciser si l’origine de son malaise tenait à l’affirmation que « la religion du président de la République est l’islam » (§ 1) ou au rappel, car cette disposition figurait elle aussi déjà telle quelle dans la Constitution de 1973, que « la jurisprudence islamique est la source essentielle de la législation » (§ 2). Le texte n’a évidemment pas été retouché et, avec ou sans sa voix, il a été adopté en l’état par plus de 89 % des quelque 58 % de votants… selon les chiffres officiels.
Quelques mois plus tard, Qadri Jamil se livrait à une nouvelle palinodie. Alors qu’il s’apprêtait à conduire la liste du Front populaire pour le Changement et la Libération, une coalition regroupant le Parti de la Volonté populaire, la formation qu’il avait créée dans le cadre de la Loi sur les partis politiques promulguée le 4 août 2011, et la branche du Parti syrien national social dirigée par Ali Haydar, il a menacé, le 29 avril 2012, de boycotter le scrutin au cas où celui-ci n’offrirait pas des « garanties d’honnêteté et de transparence ». On ignore la nature des garanties qu’il aurait pu obtenir, mais il a sans doute été rassuré, au moins sur son propre sort, en voyant son nom porté sur une « liste fermée », fort hétéroclite mais entièrement acquise au pouvoir en place, dont le succès était écrit d’avance.
Composée d’autant de noms que de sièges à occuper pour le gouvernorat de Damas, cette liste comprenait des apparatchiks du Parti Baath, des hommes d’affaires de longue date accoquinés au régime et deux représentants des partis associés au Baath au sein du FNP. Parmi les apparatchiks figurait Mohammed Ammar Sa’ati, ami de Maher al-Assad et président de la très officielle Union nationale des Etudiants syriens, le syndicat chargé d’encadrer les jeunes gens et les jeunes filles fréquentant les universités et, à l’occasion, de fournir des casseurs ou des briseurs de manifestations aux moukhabarat désireux de laisser la « société civile » s’exprimer. Parmi les représentants du grand capital, apparaissaient en particulier le richissime Mohammed Hamcho, ami et homme de paille du même Maher al-Assad. Quant aux représentants du Front national progressiste, il s’agissait des secrétaires généraux des deux branches tolérées du Parti Communiste : Ammar Khaled Bagdache, qui avait succédé entre-temps à sa mère à la tête du parti jadis fondé par son père, et Huneïn Sa’ïd Nimr, successeur de Yousef Faysal à la direction de la branche du PCS portant son nom.
Dès la proclamation des résultats de la consultation, le 7 mai 2012, Qadri Jamil en a dénoncé les irrégularités. On comprend sa déception. Les quelques partis de « l’opposition nationale » qui avaient accepté de jouer le jeu espéraient gagner à peu près autant de sièges que le parti au pouvoir. Bachar al-Assad avait en effet laissé entendre qu’il voulait « saisir cette occasion pour favoriser l’émergence d’un nouveau bloc politique d’opposants de l’intérieur avec lequel faire alliance ». Pour autant, il n’avait rien fait pour dissuader ses camarades de démontrer que le Baath, privé par la nouvelle Constitution de ses prérogatives de « parti dirigeant de l’Etat et de la société », n’en restait pas moins avec près de 6 millions d’adhérents la seule véritable force politique du pays… Au soir des élections, les partis d’opposition autorisés à concourir n’ont obtenu en tout et pour tout qu’une dizaine de sièges… sur 250. Qadri Jamil a donc appelé, le 12 mai, à l’annulation des élections ou à la dissolution de la nouvelle Assemblée. Mais, le 24 mai, il était malgré tout présent sous la coupole du parlement lors de l’inauguration de la nouvelle chambre. Son courroux avait été apaisé par la perspective que le régime lui faisait désormais miroiter, de devenir le « premier chef non baathiste du premier gouvernement d’union nationale depuis l’arrivée du Parti Baath au pouvoir » en mars 1963 !
Avant que le nouveau gouvernement ait été mis en place, Qadri Jamil constatait, le 6 juin, qu’une fois encore il avait été roulé dans la farine et que, les engagements de Bachar al-Assad n’ayant guère de valeur, ce serait l’ancien ministre de l’Agriculture Riyad Hijab qui serait chargé de diriger le nouveau cabinet. Mais il apprenait en même temps que, à condition de faire contre mauvaise fortune bon cœur, il pourrait obtenir un lot de consolation sous la forme d’un maroquin de vice-premier ministre, en charge des questions économiques. Ayant obtenu son accord, le régime lui a imposé, le 23 juin, une dernière humiliation. Afin qu’il ne se fasse aucune illusion sur la réalité de son autorité et sur l’ampleur de son pouvoir, il a placé avant lui dans la liste protocolaire trois autres vice-premiers ministres… Qadri Jamil a avalé cette nouvelle couleuvre et intégré le gouvernement, en prenant soin, pour sauver la face, de déclarer d’emblée que « son acceptation ne signifiait nullement qu’il cessait de se considérer et d’agir comme un membre de l’opposition ».
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Sa nomination a suscité des commentaires peu amènes de la part de nombreux opposants qui, eux, ne pouvaient envisager de mettre leur main, même pour la bonne cause, dans celle du « criminel Bachar al-Assad ». Les uns ont rappelé que Qadri Jamil était sans doute communiste, mais qu’il était encore plus certainement millionnaire. Il avait fait fortune en se livrant, entre la Syrie et la Russie où il avait quelque temps étudié et avait noué des liens avec le complexe militaro-industriel, à toutes sortes de commerces et de trafics. Il était même considéré en Syrie comme « le parrain de la mafia russe ». Et il bénéficiait, pour la réalisation de ses affaires, du soutien de personnages aussi puissants qu’intéressés : le général Mohammed Nasif Khayr Bek, ancien directeur de la branche intérieure des Renseignements généraux et conseiller du vice-président Farouq al-Chareh pour les questions de sécurité ; le général Ibrahim Houwayjeh, ancien directeur des renseignements de l’armée de l’air ; le général Ali Mamlouk, ancien directeur général des Renseignements généraux et principale figure de l’appareil sécuritaire… Pour d’autres, il avait démarré dans les affaires en utilisant le magot amassé par son père, un kurde de Damas, qui avait eu l’opportunité de vendre à l’Union soviétique d’alors le terrain sur lequel celle-ci avait édifié au centre de la capitale syrienne son ambassade et plusieurs bâtiments à usage d’habitation pour son personnel diplomatique. Les moukhabarat n’étaient pas totalement étrangers à la diffusion de ces méchantes rumeurs, destinées à mettre en garde le nouveau vice-premier ministre contre toute velléité d’émancipation.
Ce n’est donc pas de sa propre initiative que Qadri Jamil s’est lancé en chevalier blanc dans quelques campagnes de dénonciation qui auraient valu à tout autre que lui, ou qui lui auraient valu à un autre moment, une punition, une déchéance ou un emprisonnement immédiat. Parmi ses cibles figuraient en effet l’homme d’affaires Rami Makhlouf, cousin de Bachar al-Assad et grand argentier de la famille présidentielle, le gouverneur de la Banque centrale Adib Mayyaleh, les précédents gouvernements en général et ses prédécesseurs à son poste en particulier, etc. Ses attaques verbales sont évidemment restées sans conséquences pour ceux dont il critiquait les agissements. Ainsi, s’agissant de Rami Makhlouf, la nationalisation de sa compagnie de téléphonie mobile, Syriatel, que le vice-premier ministre réclamait pour renflouer les caisses de l’Etat, n’a pas un instant été envisagée. Pour autant, le soutien apporté par Bachar al-Assad à son cousin ne s’est pas traduit par une sanction pour crime de lèse-majesté contre Qadri Jamil. De même, les attaques contre Adib Mayyaleh n’ont eu de conséquences ni pour le gouverneur, ni pour celui qui avait dénoncé sa corruption. La finalité de ces sorties médiatiques était en effet ailleurs. Il s’agissait de manœuvres populistes dont Qadri Jamil n’était que l’instrument consentant. Elles étaient destinées à offrir aux Syriens confrontés à d’immenses difficultés économiques une compensation symbolique. Ils devaient savoir qu’ils disposaient, au sein du gouvernement, d’un champion sans peur et sans reproche, prêt à prendre la défense de leurs intérêts contre les profiteurs de tous poils et à partir en guerre – au moins verbalement… – contre des personnalités de poids du système ou de l’administration.
Ce n’est pas non plus de sa propre initiative que Qadri Jamil a s’est lancé, au moment où les résultats de sa gestion étaient le plus fortement critiqués, dans des déclarations sur la situation militaire et politique qui auraient plutôt été attendues de son collègue et allié politique Ali Haydar, ministre de la Réconciliation. Il affirmait ainsi, au tout début du mois d’août 2013, que « la guerre contre les extrémistes menée par tous les Syriens pourrait offrir une sortie politique à la crise ». Au milieu du mois de septembre, il confiait au quotidien britannique The Guardian sa conviction que, dans le conflit en cours, « aucune des deux parties n’était assez forte pour l’emporter ». Le journal en ayant conclu que, « pour le gouvernement syrien, la guerre civile est parvenue à une impasse », Qadri Jamil aurait été sanctionné, certains disent « physiquement sanctionné »… par une paire de gifles du directeur des renseignements de l’armée de l’air, le général Jamil Hassan. En s’exprimant comme il l’avait fait, il avait laissé entendre que le régime était en mauvaise posture, ayant quasiment épuisé ses ressources militaro-sécuritaires. Mais apparemment insubmersible, Qadri Jamil ressortait de son trou au début du mois d’octobre pour accuser les seigneurs de guerre des deux camps de faire durer la crise, appeler les Syriens à combattre ensemble les chabbiha (voyous) et les dabbiha (égorgeurs), et demander des comptes aux appareils sécuritaires.
Ces intrusions répétées dans la chasse gardée de ceux qui définissent les lignes de la politique intérieure syrienne, les officiers de l’armée et des moukhabarat siégeant à la Cellule de gestion des crises, auraient eu de graves conséquences si Qadri Jamil n’avait été en service commandé et s’il n’avait pris soin par ailleurs de redire en toute occasion ce qui en fait, pour le régime, l’opposant idéal. Pour lui, le changement radical, global et profond aux plans politique, économique et social, ne concerne pas la personne de Bachar al-Assad, dont non seulement il n’a jamais réclamé le départ, mais qu’il considère comme le mieux à même de conduire un mouvement de réforme en Syrie. S’il dénonce « l’intervention extérieure », qui n’est pour lui qu’occidentale et arabe, et s’il lui attribue la responsabilité de toutes les violences dans le pays, il observe un silence assourdissant sur le rôle de la Russie, de l’Iran, de l’Irak et du Hezbollah. Il prétend enfin que, s’il se bat en paroles et en actes, ce n’est évidemment « pas pour sauver le régime mais pour sauver la Syrie ».
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En mai 2013, une source diplomatique d’un pays de l’Union européenne croyait savoir que Bachar al-Assad avait établi deux mois plus tôt la liste des 5 ministres qui pourraient participer à d’éventuels pourparlers de paix avec l’opposition. Elle comprenait, autour du Premier ministre Wa’el al-Halqi, chef du gouvernement depuis la défection de Riyad Hijab, le vice-premier ministre Qadri Jamil, le ministre de la Réconciliation nationale Ali Haydar, le ministre de l’information Omran al-Zoubi, et l’avocat Joseph Soueïd, ministre d’Etat chargé des affaires du Croissant rouge.
A l’approche de l’échéance, les Syriens et les Russes qui détiennent les uns et les autres des moyens de pression sur Qadri Jamil ont changé leur fusil d’épaule. Ils se sont convaincus que, plutôt que d’intégrer le vice-premier ministre dans la délégation officielle syrienne à Genève, ils auraient tout intérêt à voir siéger de l’autre côté de la table, pour diviser et affaiblir l’opposition, cet homme dont le verbe est haut mais dont l’échine est souple. Il fallait donc travailler son image d’opposant, en lui offrant un accès permanent à la chaîne de télévision Russia Today, tout en faisant savoir que, par ses faits et gestes, ses déclarations et ses initiatives, Qadri Jamil provoquait l’irritation des décideurs politiques et sécuritaires syriens.
Son expulsion du gouvernement, dernière manifestation en date de leur mécontentement, est destinée à lui donner enfin une véritable stature d’opposant. Si cela ne fonctionne pas, Qadri Jamil aura tout perdu : son fauteuil du conseil des ministres à Damas, qu’il aura troqué à la légère, à la demande de ses parrains, contre un hypothétique strapontin à Genève.