L’usage de la force à Saïda contre une formation illégale armée ne peut, en aucun cas, se discuter. L’Etat est, en principe, l’unique instance en mesure de se servir de la puissance de feu pour protéger les frontières et pour défendre le droit de chacun. La puissance publique est l’unique instance à qui chacun transfère, souverainement et librement, son instinct de vengeance personnel vers la société qui lui garantira ses droits et le défendra.
Sans justice il n’y a point d’Etat mais un monstre hideux, une sorte de Leviathan ou d’ogre assoiffé de sang. Rien n’oblige, en principe, un individu à se laisser gouverner sinon la conviction que l’union est bénéfique à tout un chacun et qu’elle ne saurait exister sans un pouvoir régulateur. J’obéis à l’Etat et j’accepte de lui transférer mon instinct de vengeance dans la mesure où il rend la justice. La justice est un principe non négociable, c’est la borne du droit des peuples. « Quand je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain. » (Tocqueville). Les forces armées de la puissance publique ne sont que le bras armé de la justice.
C’est pourquoi le soutien à l’opération de Saïda fut unanimement et clairement affirmé. Certains pêcheurs en eau trouble ont voulu voir dans l’appui des notabilités sunnites à l’armée libanaise, un signe de capitulation à l’issue d’une bataille. Ils oublient que, de toutes les composantes de la société libanaise, les musulmans sunnites sont les plus attachés au sens de l’Etat (al dawlat) qui est, dans leur système de croyance, le cadre prérequis pour l’épanouissement de l’assemblée des fidèles (al oumma). Le quiproquo avec le sunnisme traditionnel porte sur le concept de « nation » qu’on traduit maladroitement par qawm/qawmiyya (groupe, ethnie) et qui serait mieux rendu par le vocable millet. La cité musulmane est une entité métropolitaine, celle de la oumma, qui accepte en son sein divers millets dont elle organise le statut et les droits. Ceci n’a rien à voir avec le concept moderne d’Etat et de Droit Naturel.
Certes, nous avons vu des images fort dérangeantes dans l’opération de Saïda. Des éléments non réguliers se pavanaient en armes et auraient participé à certaines exactions contre des rebelles voire contre la population civile. Rien n’interdit à une armée de se faire aider par une cohorte auxiliaire, une sorte de milice civile. Mais était-ce le cas ? Il appartient au ministère public d’expliquer de toute urgence ce que faisaient ces éléments sur le théâtre de l’opération. En l’absence d’une telle explication et de reprise en main de l’Etat de l’usage de la force, l’opération légitime de Saïda deviendra aux yeux d’une large frange de la population, une expédition punitive contre une ville libanaise, fleuron de notre patrimoine, majoritairement composée de cette société musulmane sunnite citadine, qui a toujours fait preuve de civilité, de sens de l’urbanité et d’ouverture.
Le gendarme fait peur, et c’est tant mieux. C’est pour cela qu’il rassure car il dissuade les malfaiteurs. Mais le gendarme est également aimé par le citoyen car ce dernier sait que la force dont il use est l’autre face de la Justice. Sans cette exigence d’équité et de justice, le gendarme est, au mieux, un voyou en uniforme et, au pire, une brute épaisse. Le gendarme ne représente rien en lui-même car il est la ligne rouge du droit de chacun.
Il en est de même pour l’armée nationale. Nul ne discute sa puissance de feu contre l’ennemi extérieur. Mais quand cette puissance est utilisée à l’intérieur en vue de sévir contre toute atteinte au monopole de l’Etat, tout le monde applaudit à condition que l’usage de la force ne soit pas sélectif ou discriminatif. Et c’est là, qu’on le veuille ou non, l’origine du malaise apparu suite à l’opération de Saïda. L’Etat libanais, ou ce qu’il en reste, se trouve dans l’obligation de démontrer, au plus vite, sa capacité d’appliquer le même traitement à toute poche sécuritaire qui échapperait au bâton du gendarme sur le territoire national.
User de la puissance de feu, en dehors de l’exigence d’équité et de justice s’appelle « terrorisme d’Etat ». Tel est le défi majeur devant lequel se trouvent confrontés aujourd’hui les lambeaux de la République Libanaise.
Rédigé en ce jeudi 27 juin 2013
Publié dans L’Orient-Le Jour le vendredi 28 juin 2013